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Else, l’héroïne du roman a 39 ans au temps du récit. Née en Allemagne d'un père français et d'une mère allemande, elle a vu basculer sa vie de petite fille quand son père est décédé sous ses yeux, renversé par une voiture. Par sa faute a pensé immédiatement sa mère désespérée lui faisant porter l'entière responsabilité de l'accident en sombrant dans l'alcoolisme. Quand l'enterrement de Lila, sa complice de toujours, fait revenir des années plus tard la danseuse en France elle y fera la connaissance d’Irve d'Hastings, ex-danseur, thérapeute et ami auquel la vieille femme l'aurait confié avant de s'éteindre. Ce sera un soutien dans ce moment de grande douleur et une rencontre déterminante. L'homme lui fait connaître Lucas, un de ses anciens élèves, chorégraphe et directeur de la compagnie des Kachinas, célèbre pour ses fascinantes improvisations chamaniques. Elle explorera alors une approche plus spirituelle de la danse apparentée à la transe qui lui fera franchir de nouvelles frontières personnelles. S'ensuivra une période presque apaisée pour la danseuse vedette de Lucas à l'apogée de son art et son succès. Entre l'amour attentif de son mari, l'exercice passionné de son exigeant métier et le plaisir d'habiter près de l'âme de Lila dans le cocon protecteur de son vieil appartement doté d'une salle de danse privée, la danseuse a fini par trouver un certain équilibre. Mais un matin comme un autre, face à sa salle-verrière, « ce lieu lumineux où depuis toujours s’est enracinée sa danse », quelque chose attire son regard à une des lucarnes de l'immeuble d'en face. Une présence insistante et menaçante la fixe. « Jusqu’aux baies, seize tours sont possibles, pas un de plus, elle le sait, mais ne sait plus où elle en est, l’élan est trop vif, et l’ivresse, elle ne peut retenir le tour prochain qui arrive et c’est le choc : front contre vitre… Assommée, Else ne relève pas tout de suite la tête, expulse la douleur dans les expirations jusqu’à ce moment où elle revient à elle, se redresse et se fige : en face, la lucarne, derrière le tissu, il y a eu cet éclair, un halo lumineux d’une infime durée mais dont demeure une tache au cœur de quelque chose persiste, un orbe, un orbe luisant, un œil !… Oui ! C’est un œil qui la fixe, la foudroie ! » Quand Else veut imprimer à nouveau à son corps la discipline du rythme et du geste juste, celui-ci défaille et se dérègle. Ce livre copieux et dense est un très grand roman sur la danse. De Nijinski à Béjart, de Wigman à Carolyn Carlson, de l’Opéra Garnier au Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch jusqu’au Sankai Juku, il pénètre les différents courants de la danse contemporaine de ces trente dernières années de manière extrêmement documentée. Plus encore pour Else, ce personnage tragique hanté depuis l'enfance par la mort, qu'elle incarne sur scène avec une stupéfiante vérité et qui danse comme le dit Pina Bausch « pour ne pas crever », dont les pratiques s'apparentent à l'art-thérapie. La danse, cet espace où elle peut être et respirer, est son seul ancrage dans la réalité. Et dans cette possibilité paradoxale de s'y perdre autant que de s'y rassembler, sur les voies tortueuses de l'Inconscient, l'héroïne puise dans son corps en mouvement l'énergie lui permettant de se libérer de ces forces obscures qui la poussent vers le gouffre. À travers l'angoisse, l'obsession et la folie qui clouent Else au sol lors de ses crises, à travers les « Exorcies » et expériences chorégraphiques menée par Lucas, par la présence de ce personnage ambigu et troublant d’Irve d'Hastings, la psychologie (voire la psychanalyse), la philosophie, la spiritualité prennent leur place à côté et dans la danse jusqu'à former avec elle une pelote rouge, noir et or dont les fils se sont entremêlés jusqu'à devenir inextricables. Par sa construction, son scénario et son déroulé, ce roman à l’atmosphère aussi sombre qu’étrange, ce texte qu'un habile jeu de miroirs (en écho à ceux de la salle de danse) met en abîme, tient le lecteur en haleine comme le roman noir atypique qu'il est pleinement. Un livre exigeant mais passionnant, bouleversant, fascinant, dont l'écriture rythmée, précise et incantatoire habite merveilleusement son sujet. Superbe ! Dominique Baillon-Lalande |
Sommaire Lectures Actes Sud (Janvier 2017) 640 pages - 23 €
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