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René FRÉGNI


Les vivants au prix des morts


« J'ai envie d'inventer la vie de gens simples, ceux que je vois passer sur la route. Dès qu'ils disparaissent dans la colline, j'invente leur vie. Ces nuages, ces quelques silhouettes qui entrent dans la brume. »

C’est le début du roman, tout va bien, René Frégni parle au présent de son bonheur quotidien, de sa vie agréable entre écriture et balades.
Mais, cent vingt pages plus loin, il en parle au passé. Avec nostalgie, même s’il n’éprouve aucun regret.

« J'étais heureux dans ce petit vallon. J'ouvrais ce cahier chaque matin et j'étais ébloui par la liberté que m'offrait la blancheur vierge de chaque page, comme je l'étais dans le silence de tous ces chemins. Libre de marcher, d'écrire, de rêver. Libre de ne penser qu'à l'oiseau, lorsque je regardais l'oiseau, de ne penser qu'à chaque pierre où je posais mon pied lorsque je gravissais les chemins ravinés qui mènent aux crêtes. Libre de ramasser un mot, n'importe où, de tripoter ce mot, de l'observer, de le goûter, de le tordre, d'en extraire de brefs ou longs voyages, des désirs et des peurs. 
Aujourd'hui, quoi que je fasse, Kader est là, devant mes yeux. Sa folie a submergé ma vie.»

Que s’est-il passé entre ces deux moments, susceptible d’anéantir ainsi sa quiétude et de menacer sa liberté ?

Il faut rappeler que René Frégni a longtemps animé des ateliers d’écriture en prison.
« Je vais dans les prisons pour comprendre les hommes, comprendre qui je suis, écrire des livres vrais. "Quand la littérature s'éloigne du mal elle devient ennuyeuse", cette phrase n'est pas de moi, elle est de Georges Bataille. »

Et aujourd’hui, l’atelier d’écriture mené pendant trois ans aux Baumettes trouve un prolongement inattendu qui va plonger l’auteur dans l’enfer.
Le météorite qui vient  heurter sa paisible planète s’appelle Kader…
Un simple coup de fil et tout a basculé.

« – Tu m'appelles de la prison ?
– Non, je viens de m'arracher...
– Tu es où ?
– Entre Aix et Marseille, sur l'autoroute. J'ai besoin de toi, urgent. »

« Comment oublier Kader, ce rire, cette bonne humeur, sa franchise, ses étonnements, la flamme ardente de ses yeux si noirs. Ses dents que l'on voyait si souvent. Trois ans sans écrire un mot mais le plus présent de tous, le plus vivant. Un morceau de soleil tombé dans les ténèbres de la prison. Un morceau d'enfance. »

René Frégni ne sait pas dire non. Il l’accueille, le cache et s’efforce de l’aider, sensible à la personnalité attachante de cet homme encore jeune dont l’essentiel de la vie s’est déroulée en prison et qui parle avec passion de ce qui s’y passe et de ceux qui y vivent.

« La majorité des détenus sont des types comme moi, aucun niveau scolaire, familles pauvres, disloquées. Ils ont grandi dans des orphelinats et des familles d'accueil. Des jeunes perdus qui n'ont pas besoin des barbus pour se radicaliser, c'est la rue qui les radicalise, la misère, la prison. La prison c'est rien d'autre qu'une cité avec des barreaux. En prison ils sont chez eux. Ils ne connaissent que le béton, le goudron, la violence. […]
Les djihadistes n'ont même pas à les embrigader, le travail est déjà tout fait, ils n'ont qu'à mettre le nom d'un dieu sur de la haine. C'est pas les salafistes qu'il faut combattre, René, c'est la pauvreté, c'est l'injustice. […]
Moi je suis comme la plupart des mecs qui passent leur vie derrière les barreaux, ce qui nous intéresse c'est la belle vie, les filles, le pognon. La religion on s'en fout ! En vingt ans j'ai tout vu dans ces ratières, assassinats, trafics, rackets, règlements de comptes, délation, extorsions, chantage, trahisons... Des salafistes j'en ai croisé trois, je les ai même pas vus... On vous fait croire que les prisons en sont pleines. Elles sont pleines de misère, pleines de haine. C'est pas une guerre entre la religion et la démocratie, c'est une guerre entre des riches et des pauvres, un point c'est tout ! »

René est sensible à sa révolte et à son désir de revoir son fils qu’il n’a pas vu grandir.
Mais il ne sait pas dans quel engrenage il glisse le bout du doigt à ce moment-là…
La situation le dépasse quand il comprend que le braqueur, entier et violent, ne s’est pas évadé seulement pour recouvrer la liberté ou voir son fils. Kader sait que sa cavale peut prendre fin à tout moment et, comme il  a des comptes à régler, il entend le faire au plus vite et à sa manière.

L’écrivain perçoit alors que cet homme lui a ouvert « les portes de la peur » et il ne sait pas du tout si elles se refermeront un jour.

A la fois journal intime et véritable thriller, ce roman nous entraîne fiévreusement sur les traces d’un écrivain dont le paisible univers qu’il a réussi à construire explose, l’obligeant à se défendre et réagir d’une manière qu’il n’aurait sans doute jamais imaginée « avant », dans la vie qui était encore la sienne quelques jours plus tôt, avant ce coup de téléphone et cette intrusion détonante dans sa paisible existence. Un livre passionnant, plein de sagesse et de réflexion mais aussi de folie, de bruit et de fureur.

Serge Cabrol 
(12/05/17)    



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Gallimard
(Mai 2017)
192 pages - 18 €









René Frégni,
né à Marseille en 1947,
a déjà publié une quinzaine de romans.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia




Lire sur notre site
un entretien avec
René Frégni

au sujet des ateliers
d'écriture en prison.