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Hélène COUTURIER


Il était combien de fois



Un couple. Ils approchent les cinquante ans. Lui, catalan,  est statisticien ; elle, d'origine corse, dirige une agence immobilière. Douze ans qu'ils vivent ensemble à Barcelone. Une belle relation les unit quand un jour Jo fait basculer leur histoire :
« Il y avait l'autoroute et nous deux dans la voiture. La lumière commençait à décliner. J'avais envie d'écouter de la musique mais Jo et moi n'écoutons pas la même. Jo est un Catalan espagnol qui aime uniquement les chanteurs à texte français et la pop anglaise dépressive façon Tindersticks. Il apprécie aussi les voix mélancoliques des chanteuses comme Agnes Obel ou Sóley. J'aime uniquement l'électro et nous roulions donc en silence et puis nous nous sommes arrêtés pour prendre de l'essence et je suis descendue pour aller acheter de l'eau pétillante et il m'a rejointe pour boire un café.
Il le buvait debout.
Entre nous deux une table haute orange qui avait besoin d'un coup d'éponge.
Et là sur un ton anodin, celui qu'il aurait utilisé pour savoir si je serais à l'appartement jeudi matin pour le relevé du compteur électrique, il m'a demandé :
– Combien de fois tu m'as trompé ? »
Il est vrai que Mathilde lors de ses nuits à faire la fête ne se refuse ces dernières années ni les excès ni le sexe  mais abasourdie elle comprend vite que cette attaque soudaine n'est qu'un prétexte : Jo veut la quitter pour une autre et cherche pour se déculpabiliser à lui faire endosser la rupture.
De l'autre nous saurons peu de chose, de lui pas beaucoup plus, c'est elle qui fait sujet.

Mathilde, attachée à son compagnon comme à son fils parti à Paris poursuivre ses études, satisfaite de sa vie professionnelle, avait un jour, face à l'échéance de son rôle éducatif auprès de son rejeton et à une usure perceptible de son couple, simplement décidé de reconquérir une part de liberté.  Ne pas vieillir trop vite aussi, « Au-dessus de quarante ans les sorties semblent réduites au dîner dans les restaurants lounge concept avec éclairage bougies qui atténuent les rides de chacun mais requièrent des lunettes pour déchiffrer le menu s’il n’est pas rédigé grand format sur une ardoise », et ce présent-là n'est pas pour elle. Quand, après huit ans de fidélité, l'envie de la nuit, de la fête, des rencontres imprévues, le goût du désir, du plaisir et des émotions fortes s'étaient faits trop pressants, elle avait décidé de séparer sexualité et vie sentimentale, élaborant un équilibre personnel entre Jo et ses amants. Depuis ces quatre ans cela semblait fonctionner à merveille et rien jusqu'alors ne lui avait fait envisager une séparation. Y avait-il eu des signes avant-coureurs qu'elle n'avait pas su percevoir ?

Aussi surprise que touchée, elle pourrait alors s'effondrer mais la dame n'est pas de nature à se laisser abattre, ni à jouer la grande scène de jalousie ou à basculer dans les cris et le drame. Pour ne pas endosser le rôle de la femme abandonnée à cinquante ans qui lui sied peu, elle fuit dans cette ville interlope peuplée d'êtres à la marge et de clandestins dont elle aime les nuits. Partir hanter les bars où on fait la fête pour ne penser à rien, s’abîmer dans les plaisirs et de préférence terminer dans les bras d'un homme ; Pratiquer le sexe par pure plaisir avec des hommes charmants, beaux, distrayants  qui n’ont pas plus envie qu'elle d'une relation durable mais souhaitent simplement passer d'agréables moments avec une femme sensuelle, attirante et cultivée. Alors l'auteure se fait discrète et ne dérape jamais dans le voyeurisme ou le glauque se recentrant sur ce qui lui importe : la description des endroits traversés par ces oiseaux de nuits paumés et solitaires et l'humanité qui y demeure quand le matin pointe son nez. Un très jeune dealer pakistanais, puis un rasta au crâne rasé et enfin un Israélien altermondialiste, lui donneront successivement la réplique. Mais, la dame n'est pas assez désespérée pour tomber dans le traquenard du premier voyou, appréciera peu les côtés mystiques du deuxième et fera fuir le troisième plus en quête du véritable amour que de bagatelle.

Mathilde consciente de ce vide qui se profile devant elle et du manque creusé en elle par le départ de son compagnon n'a plus rien à perdre. Elle lui propose alors un arrangement : partager sa vie entre elle et  l'autre. La réponse ne se fait pas attendre, outré devant si peu de morale, l'homme claque la porte. 
Au creux de son canapé Mathilde en conclut : « J’avais la chance d’être vivante et la nuit a envahi l’espace et les lumières de la Torre Agbar n’ont pas tardé à claquer le ciel et ça m’a fait penser aux tours des châteaux qu’on pare de mille feux pour les mariages dans les contes qui ont toujours pour enjeu majeur de trouver le prince charmant et jamais de le perdre et qui commencent par "Il était une fois". [...] et je me suis dit tu as juste à modifier "une" en "combien de" pour que ça devienne ton conte. »

 

Une belle histoire de couple, de rupture, d'âge qui vient mais aussi d'indépendance et de frissons dans les nuits de Barcelone vue, à hauteur du désir et de la vie, par une femme qui dédaignant toute hypocrisie et toute morale se situe du côté non de la consommation mais du goût de la rencontre et du plaisir. Sa  liberté d'esprit, plus proche de l'esprit des années 70 que de celui d'aujourd'hui, rend sa démarche très authentique. Jamais malsaine, juste comme peut en avoir envie la mère d'un fils déjà adulte, une heureuse épouse qui se veut encore femme et ressent par moment le besoin de  retrouver le vertige des étreintes pour se sentir vivre au gré de ses rencontres nocturnes et mondialisées. Une femme bien décidée à être pleinement et à ne rien céder sur son désir.

L'occasion aussi de déambuler dans Barcelone, deuxième héroïne du livre, cette ville qui, hors de l'hyper-centre touristique, sait la nuit palpiter et se faire mystérieuse avec ses quartiers et ses communautés cosmopolites. C'est avec une précision presque journalistique que la romancière raconte ces quartiers déshérités où la misère est la norme, où la drogue et les trafics vont bon train.
Mathilde, au regard affûté par sa profession, nous livre au détour d'une de ses aventures ses réflexions personnelles – et ce, à l'image du personnage, de façon humoristique et brutale – sur le marché des logements dans cette grande ville touristique gangrenée par la spéculation immobilière : « J’ai décortiqué sa studette en plein jour [...], quinze mètres carrés en rez-de-chaussée si sombres qu’on les aurait crus pour moitié enterrés et j’ai repensé au loyer : 280 euros mensuels ! La valeur réelle était à diviser par deux. Mais Valentin relevait de la catégorie locataire trop pauvre pour obtenir son ticket d’accès au marché officiel. Il devait trouver des voies parallèles où le tarif en vigueur ne s’appliquait pas. Chaque mois les locataires comme Valentin réglaient via leur loyer une taxe supplémentaire inhérente à leur statut de pauvres et j’ai imaginé mon argumentaire devant un acheteur propriétaire bailleur potentiel : c’est un espace pourri dans un endroit pourri et c’est pour cette raison que ça se vend une misère et que le rendement locatif est exceptionnel, oui, parfaitement, vous pourrez chaque mois abuser un vrai pauvre qui n’exigera pas de bail et vous réglera le double de sa valeur locative en espèces selon votre volonté et il vous bénira de l’avoir accepté comme résident de votre espace pourri [...] un rapport locatif d’exception. »

C'est donc un monologue fiévreux, aussi drôle que grave, piquant, jouissif ou dérangeant selon le point de vue où le lecteur se place, profondément original dans tous les cas par sa façon de trancher nettement avec la production éditoriale habituelle sur ce sujet somme tout classique de l'usure du couple et la séparation, qui nous est ici proposé.
Le style d’Hélène Couturier est comme son héroïne, séduisant, vif et enjoué, et son titre (explicité à la toute fin) une superbe trouvaille en adéquation parfaite avec cet ovni jubilatoire.
Un texte provocateur porté par une héroïne libre et féministe qui aime le sexe et les hommes, et qui, sans plainte ni slogan, parvient à conjuguer légèreté et profondeur pour l'exprimer,  voila qui est une rareté à ne pas laisser passer.

Dominique Baillon-Lalande 
(17/03/17)    



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Le Dilettante

(Janvier 2017)
160 pages - 15 €








Hélène Couturier,
écrivain, scénariste et réalisatrice, a déjà publié plusieurs ouvrages chez divers éditeurs.


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