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Patrick CARGNELUTTI


Peace and death


« Un bras qui se dégage. Une légère poussée sur un dos. Un cri bloqué dans une gorge, à peine audible,  qui gagne en intensité puis s’éteint net. Les ploc et clac sourds d’un crâne, de genoux et de coudes sur les marches en béton. Les plaf et plof de la chair rebondissant à chaque étape de la chute. »

Le prologue à peine lu, nous supposons qu’un crime a pu se dérouler.
Dans la résidence pour personnes âgées Les lilas, Odette Leuliez, est retrouvée morte en bas d’un escalier. La police est arrivée sur place, et le brigadier informe la lieutenante Céleste Alvarez : « Normalement, elle n’aurait jamais dû pouvoir y accéder et la porte qui s’ouvre sur cet escalier est fermée à clé. Y a peu de chance qu’elle soit remontée la verrouiller dans l’état où elle est. » En principe seul le personnel détient les clés qui en permettent l’accès. Et les clés n’ont pas été signalées manquantes ces derniers jours. Alors après avoir interrogé la directrice de l’établissement et certaines soignantes, Céleste Alvarez est perplexe. Elle ne voit pas qui pouvait souhaiter la mort de cette vieille dame et cependant quelque chose la dérange. Son intuition l’empêche pour l’instant de classer l’affaire. L’« accident » laisse beaucoup trop de questions en suspens.

En essayant de recueillir le témoignage de Colette Wemsby, la voisine de chambre de la victime, elle constate que cette dernière ne lui offre que très peu de prise et que la plupart du temps elle reste plongée dans ses souvenirs, ou d’après le personnel, "dans son monde". Néanmoins le médecin indique qu’elle ne souffre d’aucun trouble particulier.

Alors cette dame apparemment tranquille pourrait-elle être liée à ce drame d’une façon ou d’une autre ? Cela semble peu probable compte tenu de son âge et de son autonomie parfois défaillante. Néanmoins la lieutenante suivant toujours  son intuition veut continuer ses investigations. Or, quelque temps plus tard, elle est blessée au cours d’une intervention. Malgré cela, dès sa sortie de l’hôpital, elle va poursuivre ses recherches. Elle demande alors l’aide occasionnelle de son partenaire, Manu, qui pour autant ne lui épargne ni ses critiques : « Tu fais vraiment n’importe quoi, tu le sais ? », ni son inquiétude en évoquant leur chef :  « Imagine qu’il soit au courant que tu joues les Philip Marlowe alors que tu es en accident de travail ? »

À partir de là, le roman prend toute son ampleur, et surtout son rythme ! Car deux récits vont s’inscrire en parallèle dans la construction pour composer un double suspense.

Dans les quatre grandes parties du roman, aux titres évocateurs – Rencontrer, Partir, Flotter, Mourir – les chapitres vont faire alterner d’une part le récit des souvenirs de Colette Wemsby, et d’autre part l’enquête, discrète et informelle, menée par la lieutenante aidée de son partenaire et néanmoins complice.

Ainsi depuis le jour de la découverte de la mort d’Odette, lors des différentes étapes de cette enquête, seront notés le lieu et l’heure où l’action se déroule. Céleste Alvarez est opiniâtre, confiante en ses intuitions, et ses passages à l’acte risqués contribuent à rendre son personnage sympathique.

Et comme en écho, nous retrouverons cette même précision dans les chapitres relatant l’histoire de Colette qui, jeune femme, après avoir vécu un drame familial, s’est installée aux Etats-Unis chez des amis de son père : « Depuis qu’elle est arrivée le soir du 24 mars 1966 chez John et Jennifer Pinkerman, un ranch à une vingtaine de miles de Fallon, Nevada, tout a changé dans son existence. » Et c’est ainsi que va commencer, avec la rencontre d’un saisonnier venu travailler dans le ranch, la véritable histoire de cette femme, où son amour pour Rob, son mari, sera le fil conducteur lié à cette soif  d’adrénaline  qu’il lui fera partager. Et des années plus tard : « Ce n’est que l’amour de sa compagne qui le retient de faire encore une fois son sac et de partir à l’aventure, en Afrique ou ailleurs. Oui, c’est ça, ailleurs, là où il a toujours souhaité aller… Là où demain n’est jamais joué d’avance. » Et c’est cet amour qui transparaît dans toute leur histoire : « Pour toujours, ce sera eux, et eux seuls. »

Ainsi, depuis leur rencontre dans cette Amérique des années 70, c’est le récit précis des étapes de cette vie dangereuse, hors la loi, hors les normes, avec une morale bien particulière, qui contribue à susciter chez le lecteur une ambivalente indulgence pour ce couple.

Cette construction habile nous tient deux fois en haleine car il suffit que nous attendions une précision ou le résultat d’une démarche de la lieutenante, par exemple, pour que nous basculions sur les chapitres concernant les souvenirs de Colette et, lorsque justement ceux-ci nous laissent supposer une étape décisive, nous repartons vers les avancées de l’enquête ou les doutes de la lieutenante !
Un vrai régal !

Alors, outre l’excitation que ce roman procure dans les suspenses parallèles, et leur rencontre possible, outre la satisfaction de rencontrer des personnages bien campés à côté des acteurs principaux, comme le père de Colette par exemple, cerise sur ce gâteau savoureux, nous apprécions çà et là ces petites touches de réflexion : « Oui, il y a des morts, des blessés, des victimes innocentes, des pauvres surtout, comme lors des catastrophes industrielles, comme à Bhopal. Des maladies aussi, mais combien en regard de celles causées par les pulvérisations massives de pesticides ou par les saloperies de décharges industrielles qui polluent toutes les nappes phréatiques ?» Ou, à propos de la guerre du Vietnam : « Cette boucherie qui n’aura servi à rien si l’on regarde objectivement le résultat... À part sans doute, songe Céleste, enrichir le lobby militaro-industriel, cette guerre a été aussi néfaste et stérile que nos propres campagnes d’Indochine ou d’Algérie. Retarder l’inéluctable pour laisser le temps à de grands intérêts financiers de trouver des solutions de repli afin de rapatrier leurs capitaux, ce qui ne les empêchera nullement de revenir ensuite par d’autres biais coloniser les "libérés". »

Réflexions marginales peut-être, mais qui signent l’état d’esprit que nous aimons retrouver dans ce "genre" de romans et particulièrement chez cet éditeur.
Un très bon polar, noir si on veut, rose pour l’amour ou rouge pour le sang éventuellement, mais dont les "tons" sont toujours justes….

Anne-Marie Boisson 
(16/12/17)    



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Noir & polar










Editions Jigal
(Septembre 2017)
344 pages - 19 €












Patrick Cargnelutti,

né en 1957, a exercé  en psychiatrie. Plongé dans le polar depuis son enfance, il a co-fondé en 2013 le webzine littéraire Quatre Sans Quatre et anime l’émission Des Polars et des Notes sur Radio Évasion. Peace and death est son premier roman.