L'art difficile de rester assise
sur une balançoire
Pauline, 36 ans, avait tout pour être heureuse. Elle était comme
une princesse, vivant dans un cadre confortable et raffiné où elle
élevait trois enfants presque parfaits, qu'elle partageait avec un mari
idéal rencontré à l'école primaire. La jeune femme,
pleine de certitudes et calfeutrée dans sa bulle en totale sécurité,
s'efforçait d'être parfaite, toujours prête à écouter
ceux qui, moins chanceux qu'elle, ne pouvaient que l'envier.
"Ils cueillirent des pissenlits dans la cour de l'école, se marièrent,
vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants - dont certains furent conçus
sur la table de la cuisine. Ça marchait bien le sexe entre nous. Il n'y
avait vraiment aucune raison que ça foire."
Mais voilà qu'un serpent était sournoisement caché dans son
entourage proche comme le ver dans la pomme, et un soir, Yann, son époux,
lui avoue qu'il la trompe avec sa meilleure amie depuis plusieurs mois. Il l'informe
aussi dans la foulée qu'il va demander le divorce pour refaire sa vie avec
elle. La situation a beau être digne d'un roman de gare de mauvaise facture,
l'héroïne tombe de haut, assez lucide cependant pour ne pas ajouter
le ridicule au pathétique en se jetant par la fenêtre de leur appartement
situé au premier étage.
"Non, vraiment, je refuse. Je refuse d'être prisonnière de
ce faux destin de conte de fées raté où à aucun moment
je n'ai eu mon mot à dire. Je voudrais la réécrire, cette
histoire, à ma manière. Et surtout, décider de la suite.
Comment fait-on ?
Je me sens aussi stupide qu'une poule. Ou qu'un chat sur une balançoire."
La jeune femme, malgré la présence de ses jeunes enfants (de
2 à 6 ans) qui la maintiennent debout, peine à résister
aux sentiments mélangés de douleur et de haine, la "doulhaine",
qui la mine de l'intérieur et lui donne envie de hurler. Quant à
la sollicitude des autres, au courant de cette liaison bien avant elle comme
de bien entendu, elle ne fait que l'exaspérer davantage. La position
de l'ange déchu n'est ni facile, ni valorisante.
Sa seule satisfaction est de savoir que lui aussi, de son côté,
souffre. Sa maîtresse a été victime d'un crime sexuel sanglant
au moment exact où il s'apprêtait à la rejoindre enfin.
Même si ce fait divers horrible relaté dans la presse l'a privée
du plaisir vengeur de lui jeter son mépris et sa haine à la figure,
au fond d'elle, elle ne peut s'empêcher de s'en réjouir.
"La première partie de son plan a fonctionné à
merveille : le coq quitte la basse-cour, abandonnant la poule N°1.
Pour la seconde partie, le coq s'est fait pigeonner : on a tordu le cou de la
poule N°2 avant qu'il ait pu l'emmener pondre ailleurs. Mélanie s'est
fait occire.
Pauvre coq, le voilà seul, maintenant. Privé de poules, autant
dire châtré. Avec les poussins à mi-temps."
Difficile cependant de remonter la pente. Consciente qu'elle a besoin d'aide,
elle appelle à son secours sa mère, une psychiatre toujours en
conférence à travers le monde. Une femme de la famille bulldozer
plutôt que de celle des consolatrices, qui prend le taureau par les cornes,
la bouscule, lui aménage un lieu pour crier tout son saoul et extérioriser
sa douleur, la traite comme une malade nécessitant un traitement de choc,
en pure professionnelle et sans aucune tendresse apparente. Efficace cependant.
La "victime" crie, frappe les murs molletonnés de sa cellule,
puis passe à l'action.
"Sache qu'il est difficile d'en vouloir très longtemps aux morts
les vivants sont un objet de haine beaucoup plus efficace, et c'est ce
qui te pose problème ici" lui a expliqué la psychiatre.
Alors elle décide, pour parvenir à faire le deuil de sa belle
histoire d'amour, de son couple et de son rêve de famille idéale,
d'effacer la source même de la doulhaine : son ex-mari. Tuer virtuellement
son ex-mari, pour s'en libérer. Recruter une baby-sitter chargée
du transfert hebdomadaire des enfants pour ne plus le croiser, ne plus répondre
quand il appelle au téléphone, devraient être des moyens
suffisants pour y parvenir.
Restent encore les papiers du divorce à signer.
"Le jour, l'heure. J'hésite à arriver en retard. Je me
récite les pour et les contre. Pour : le faire attendre, s'impatienter,
enrager, lui faire perdre son temps. Contre : les similitudes avec un rendez-vous
amoureux. Le verbe se languir, le substantif lapin. Or plus rien ne peut arriver
entre nous qui relèverait de ce registre. Il n'y a plus de nous. Et d'ici
peu, il n'y aura plus de lui."
Elle se met aussi à surfer sur les sites de rencontres, pour se distraire
un peu, par désir ou par dépit aussi, pour lui trouver un remplaçant,
également.
"J'ai un peu envie de mourir. Et beaucoup de faire l'amour. Ça
fait plus de neuf mois. Une grossesse inversée, je me creuse de l'intérieur."
Arrive alors dans sa vie un original, professeur de physique à la retraite
passionné par l'expérience du "chat de Schrödinger",
un dispositif imaginé par l'un des père de la physique quantique.
" Imaginons que Schrödinger ait un chat, qu'il l'enferme
dans une boîte où il a disposé une fiole de verre remplie
de cyanure et d'un dispositif qui, en réaction à un processus
chimique donné, permette de briser la fiole, entraînant ainsi l'évaporation
du poison et la mort du chat, vous me suivez ?
Oui, mais ça me semble mal parti pour le chat.
C'est vrai et faux à la fois, sourit Max.
J'en déduis qu'Erwin Schrödinger est avant tout le père du
suspense."
L'homme semble presque amoureux mais, au regard de leur différence d'âge,
il se contente de lui offrir une écoute attentive, une amitié
affectueuse, un travail de vendeuse de produits de luxe chez sa fille pour lui
éviter de broyer du noir dans ses périodes d'oisiveté et
une épaule consolatrice. Un être sans aucun doute étrange
mais qui lui fait beaucoup de bien. Apparemment...
C'est alors que Yann disparaît vraiment...
Ce roman est fondamentalement atypique. Son sujet annoncé l'adultère
commis par le mari, les sentiments de la femme bafouée et la rupture
du couple qui en découlent passe vite à l'arrière
plan.
Pauline, la narratrice qui raconte sa propre histoire à la première
personne du singulier frôlant l'introspection, tiendrait plus de l'enfant
gâtée insupportable que de la victime et on en viendrait même,
par instant, à comprendre (ou à plaindre) ce mari honnête
qui a rompu pour vivre une nouvelle histoire aussitôt avortée.
Côté identification au personnage, c'est raté. Aucune empathie
possible non plus dans tout cela, volontairement bien sûr. Par contre
la douleur de la princesse déchue sonne terriblement juste et prend des
accents universels.
Si le livre raconte l'abandon, le mal-être, la difficulté à
être face aux autres, il est surtout au-delà de l'analyse des sentiments
le récit d'une initiation : couper le cordon avec la mère, le
monde enchanté de l'enfance et le rêve du couple esquissé
dans les contes de fées, pour affronter le monde imparfait des adultes
et oser être soi.
Quand au duo mère/fille, sujet/psychanalyste, princesse/ogresse, il est
passionnant et empreint d'une vraie drôlerie. On pourrait même y
trouver une explication (des excuses ?) sur la faculté de fuite de la
jeune femme. Un vrai morceau de bravoure.
Les chapitres courts, qui constituent à chaque fois une étape
dans la compréhension de l'évolution du personnage central, viennent
rythmer et dynamiser l'ensemble.
Après un début assez classique, le roman dérive, explore
d'autres pistes, disjoncte. L'auteur parasite le réalisme ambiant par
des pointes de fantaisie jubilatoire, introduit une dimension presque "polardesque"
avec un suspense auquel on se laisse prendre, agrémente l'ensemble de
façon fort improbable par une pincée de physique quantique...
Original !
L'auteur se garde bien de privilégier une piste en particulier mais les
filent toutes au hasard des pulsions, usant de la distance et de l'humour quand
elle aborde les zones sensibles, jouant à cache-cache pour mieux nous
surprendre et nous faire peur, sans que l'on puisse vraiment distinguer qui
ment et qui parle vrai, qui est la victime et qui le bourreau, qui est normal
et qui ne l'est pas.
Emmanuelle Urien aime les masques et s'y entend pour balader son lecteur, usant
sans modération des bons mots, du sens de la formule, de la distance
souvent humoristique, voire de la férocité, de la provocation
et du loufoque pour éviter le pathos et les bons sentiments. Surtout,
et avec une extrême pudeur. Ce qui n'empêche pas la sensibilité,
touchante, d'affleurer au détour d'une situation ou d'une phrase, comme
par mégarde...
Un roman paradoxal, non-convenu et jouissif.
Dominique Baillon-Lalande
(25/04/13)