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Manjushreee THAPA

Les saisons de l'envol


"Mais qu'est-ce qui fait de nous des êtres humains ? Le corps et ses désirs, obstinés et déraisonnables. Les pensées, les humeurs. Les instincts. La capacité de faire du mal. Et l'histoire, qui nous poursuit tel un spectre."

Voilà trois ans que Prema a débarqué à Los Angeles. Les Américains sont toujours curieux de savoir d'où elle vient mais elle a renoncé à leur expliquer. Ils ne comprennent pas le mot Népal, "nipple, mamelon en anglais", confondent avec Naples, ignorent où se trouve ce pays, le confondent avec l'Inde ou la prennent le plus souvent pour une Mexicaine. Au bout d'un an, "Prema quitta Little Nepal aussi brusquement qu'elle avait quitté le Népal." En quittant ce quartier où elle a d'abord atterri comme tous ses compatriotes et où une famille d'accueil lui a trouvé du travail, elle rompt aussi tout lien avec son passé "pour atteindre l'Amérique". Elle va vivre alors en colocation et devenir auxiliaire de vie auprès d'une femme âgée. C'est en la menant régulièrement dans un centre de soin qu'elle rencontre Luis, un Américain pur jus, même si son père est d'origine guatémaltèque. Avec lui, elle découvre le plaisir physique, la baignade dans la mer, de longues virées en voiture dans Los Angeles, bref, l'American Way of Life, la vie dont elle a rêvée.

"Mais un jour, invitée avec Luis, en écoutant parler ces… Américains… une dissonance retentit dans la tête de Prema. Une question. Pourquoi les Américains sont-ils si légers ?"

Prema ne se sent pas seulement émigrée, après tout, les Américains le sont tous, mais, étrangère. Elle vit séparée. Séparée d'elle-même, de son village natal, de ses proches, de son ancien métier (elle a étudié la foresterie et, au Népal travaillait dans une ONG pour la sauvegarde des ressources forestières), séparée de l'Amérique rêvée qu'elle n'arrive toujours pas à atteindre, de ceux qu'elle rencontre et qu'elle quitte brusquement, de son amour qui lui fait peur. "Et elle eut une révélation : comme sa mère, elle avait suivi l'amour. Et où cela la mènerait-il ? Sortir avec quelqu'un, avoir une relation avec lui, une relation sérieuse, puis emménager avec lui, et après ? Se marier. Avoir des enfants. La terreur s'insinua en elle." Elle se rend compte qu'elle n'a pas trouvé sa place. "Je n'ai pas de monde ! J'ai quitté celui que j'avais, et je ne suis pas à ma place dans le monde où je me trouve maintenant !" Alors elle s'enfuit encore une fois.

"Les gens comme elle, qui avaient appris très tôt les souffrances du monde, ne choisissaient pas ce qu'ils devenaient. Ils survivaient…"

Qu'est-ce qui pousse cette jeune femme à fuir ? De qui, de quoi a-t-elle peur ? Justement de ça, de la soumission au destin, de l'oppression. Oppression morale, religieuse, économique, politique, que ses parents, sa sœur, les habitants de son village, le Népal tout entier, ont subi. C'est cette longue marche vers l'indépendance, choisir sa voie, celle qui vous correspond et pas celle qu'on vous impose que Prima entreprend. Plus qu'une histoire d'intégration, l'histoire de Prema est une histoire de réconciliation avec sa propre histoire pour trouver sa place dans l'histoire.

La narration, en alternant le quotidien de sa vie en Amérique, les souvenirs du Népal et ceux des premières années à Los Angeles, va petit à petit livrer les clés de cette "singulière" personnalité, en apparence si "détachée", délivrer le papillon de sa chrysalide. Par le biais de son soudain intérêt pour le Guatemala, les origines de son boy-friend, elle va se réapproprier son histoire, ne plus subir mais choisir. "Prema prit peu à peu conscience du détour qu'avaient pris ses pensées. Dans cette salle, en regardant les visages l'un après l'autre, elle comprit enfin : en s'intéressant à la guerre qui avait marqué la vie des autres, elle essayait de se remémorer la guerre qui avait marqué la sienne. Pour la première fois depuis des années, Prema pensa au Népal."

Elle comprend que c'est justement en faisant face à son passé et à l'histoire de son pays qu'elle pourra prendre son envol. Alors elle remonte le temps, refait le chemin à l'envers, pour revendiquer ce coup du sort qui l'a menée en Amérique – gagner une green card à la loterie –, ne plus le subir, mais le saisir comme une chance pour trouver sa place et décider d'y rester.

C'est long et difficile de se construire en tant que personne, c'est ce que ce récit nous rappelle subtilement : belle leçon d'histoire, pas si naturelle que ça !

Sylvie Lansade 
(28/02/13)    



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Albin Michel

(Février 2013)
288 pages – 22,50 €

Traduit de l'anglais (Népal)
par Esther Ménévis












Manjushree Thapa,
née en 1968 à Katmandou,
fille de diplomate, a déjà publié plusieurs livres. Les saisons de l'envol est le premier traduit en français.




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de l'auteur (en anglais) :
www.manjushree
thapa.com