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Alexandre SEURAT

L'administrateur provisoire



À la suite du suicide de son frère, dont il pressent que celui-ci serait lié à une histoire de famille trouble et soigneusement occultée par les siens, un jeune homme enquête sur le passé de son arrière-grand-père décédé. Son épouse Henriette, riche héritière d'une famille d'industriels résidant au château de Beauvoir, vit encore, sans toute sa tête, en maison de retraite.
Le narrateur apprend vite que cet ancêtre « très bien, très intelligent », « un homme original, moderne » selon d'autres, aurait brièvement travaillé pour le Commissariat aux affaires juives durant la guerre. Dès l'automne 1940, les occupants nazis avaient exigé de Vichy un recensement des entreprises possédées par des Juifs et derrière ce simple décompte il s'agissait de contraindre ces « Israélites », désormais interdits de contact avec les fournisseurs et les clients, à vendre leur biens en urgence à bas prix. En cas de refus, un administrateur provisoire était nommé pour s'en charger.  Était-ce, comme cela se disait dans la famille, uniquement pour faire revenir son fils Jacques de l'oflag (camp destiné aux officiers prisonniers) en 40 que Raoul avait pris cette fonction d'administrateur provisoire ?
Enquêter dans sa propre famille n'est pas la chose la plus aisée car l'amnésie semble généralisée et les quelques informations livrées le sont avec une parcimonie prudente se terminant inexorablement par un : « c'était comme ça, à l'époque ».
L'oncle maternel est le seul à lui dire ce qu'il sait et ce dont il se doute, l'aiguillant sur les archives du Commissariat général aux questions juives pour  approfondir la question. Mais il le met en garde : le frère défunt qui avait suivi la même démarche n'avait pas supporté le poids de cette réalité explosive si profondément enfouie. Savoir est salutaire mais ne signifie pas endosser les fautes de ceux qui nous ont précédé.

Un universitaire va lui donner la clef pour compléter ses recherches : l'inventaire du Commissariat général aux questions juives, les textes de la loi « relative aux entreprises, biens et valeurs appartenant aux Juifs » publiée au Journal officiel du 26 août 1941 et les décrets concernant le rôle des administrateurs provisoires. « La nomination de l'administrateur provisoire entraîne le dessaisissement des personnes auxquelles les biens appartiennent, ou qui les dirigent. Celui-ci de plein droit dès sa nomination, a les pouvoirs les plus étendus d'administration et de disposition ; il les exerce aux lieu et place des titulaires des droits et actions, ou de leurs mandataires, et, dans les sociétés, aux lieu et place des mandataires sociaux ou des associés, avec ou sans leur agrément. Ses pouvoirs s'étendent à la totalité ou à une partie seulement de l'entreprise » est-il spécifié dans l'article 3. Difficile de ne pas entrevoir derrière cette « aryanisation économique » légalisée par le gouvernement la responsabilité à part entière de la France de Vichy. Comment ne pas y apercevoir, rangés derrière le Maréchal, ceux qui à Paris affirmaient en faisant la moue préférer « aller au Printemps plutôt qu’aux Galeries parce qu’aux Galeries Lafayette, c’était trop juif » ?

Le jeune homme malgré son dégoût s'obstine, fouille et découvre, outre le cadre législatif de la fonction de cet arrière-grand-père, certains rapports nominatifs qui révèlent que l'homme a continué à assumer cette charge de manière très pointilleuse, en veillant à la juste rémunération de ses vacations, bien au-delà de la libération de son fils. L'administration le soupçonne même de ne pas avoir toujours exercé son mandat « en toute honnêteté, en bon père de famille », d'où quelques rappel à l'ordre bénins. La spoliation légalisée des Juifs durant l'Occupation n'aurait pas profité uniquement à l’État, certains fonctionnaires zélés et malins auraient largement profité de la situation. Faudrait-il voir là la cause de ce rétablissement spectaculaire de la situation financière de l'industriel en faillite au début de la guerre, les origines de cette richesse familiale dont tous profitent allégrement aujourd'hui sans état d'âme ? Cela aurait-il un lien avec la participation assidue de sa mère à des réunions des « amitiés judéo-chrétiennes » alors que rien ne les relie à la religion juive ?
Ces questions affectent tellement le jeune homme que ses proches et ses amis, pour le protéger, tentent de le convaincre d'abandonner cette quête nauséabonde qui devient une obsession. « Le passé est passé », cela ne le concerne pas.  Il les entend mais les âmes de ces Juifs spoliés, expulsés, déportés, souvent exterminés, dont le jeune homme a trouvé les noms dans les dossiers de Raoul viennent le hanter. Comment ne pas avoir honte des actes de cet arrière-grand-père pourtant jamais connu de lui, ne pas se sentir soi-même souillé dans son sang ? Peut-on être coupable par générations interposées ?

À la Libération, quand Raoul se retrouvera mis en cause par les rares survivants et la famille de ses « clients », il se posera en loyal gestionnaire de l’État qui l'employait. Conforté par le malaise et la  mansuétude générale des autorités face à cette question délicate et l’indifférence des siens qu'il terrorise, l'homme à l’antisémitisme affirmé, rejettera en bloc toute responsabilité. Il n'admettra sur ce sujet, et jusqu'à sa mort, aucune question ou remise en cause et jamais on ne l'aura entendu exprimer le moindre regret.

 

Cette enquête à la fois familiale et historique, glaçante et bouleversante, en s'appuyant sur des documents archivistiques qui la légitiment permet de mieux appréhender les rouages de la spoliation des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Si l'on connaît tous un peu mais bien vaguement son existence, celle des administrateurs provisoires chargés de la gérer est plus rarement évoquée. J'avoue que pour ma part je pensais que seuls les biens personnels des Juifs arrêtés et déportés étaient concernés par cette procédure ignorant son extension aux entreprises juives du territoire français, hâtant et organisant les déportations dans le but premier de s'accaparer légalement les biens des victimes. C'est là un aspect périphérique de la Shoah, avec ses complicités et les intérêts nationaux et personnels alors à l'œuvre, qu'il est salutaire de dénoncer, non pour faire porter la responsabilité aux générations suivantes mais pour simplement rendre justice, sans gommer la part prise par le gouvernement de Vichy et des individus peu scrupuleux ou carrément fascistes de notre pays dans le génocide juif de la Seconde Guerre mondiale.

Le fantôme de Raoul H., grand-père autoritaire et mal embouché, nimbé de colère sourde et froide, imprègne chacune des lignes de ce roman. Encaisser le choc de ces sinistres révélations et essayer de comprendre l’incompréhensible comme le fait le narrateur, crée une tension permanente. Face au sort des victimes, les certitudes tranquilles de Raoul qui affirme n'avoir fait que méthodiquement et scrupuleusement son travail sans se demander à quoi il condamnait ceux qui refusaient de vendre et qu'il livrait pour clore son dossier proprement, cette bonne conscience affichée qui masque à peine le mépris des êtres et l’appât du gain, sont insoutenables.  Pour le narrateur, mais aussi à travers lui pour le lecteur qui oscille sans cesse entre dégoût et révolte face au cynisme de l'administrateur provisoire.

La Maladroite, son livre précédent, parlait d’un terrible fait divers : la mort d’une petite fille sous les coups de ses parents face à l'incapacité du système à la sauver. C'est encore le docu-fiction que l'auteur choisit comme espace littéraire pour aborder les heures sombres de la grande Histoire, en soulignant les aspects les plus tragiques, en les ancrant comme précédemment dans l'humain.
Avec une écriture simple, sobre, précise mais non exempte de finesse, avec un style concis fait pour frapper fort au bon endroit, il fouille avec une distance froide et une détermination sans faille les zones d'ombre pour aller à l'essentiel.
Et si l'auteur explore une fois encore le champ de la responsabilité collective et de la culpabilité, son propos n'est pas d'accuser mais de rompre le silence pudique qui masque trop souvent l’horreur. Son intention en levant le voile est de faire savoir, d'aider à comprendre, pour éviter que de telles tragédies ne se reproduisent. Dire pour ne pas oublier. Jamais.

Un roman sans complaisance mais sans haine, terrible et passionnant.

Dominique Baillon-Lalande 
(24/10/16)   



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Rouergue

(Août 2016)
192 pages - 18,50 €













Alexandre Seurat,
né en 1979, enseigne la littérature à l’université d’Angers. L'administrateur provisoire est son deuxième roman.





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la premier roman
d'Alexandre Seurat :

La maladroite