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Raphaëlle RIOL

Ultra Violette


Violette Nozière, un nom qui a marqué les mémoires jusqu'à nos jours, lié à un  fait divers terrible de l'année 1933 : l'empoisonnement de ses parents par une jeune fille encore mineure, suivi du décès de son père.
Ce fait divers sordide suscite, dès l'arrestation de la meurtrière, un déchaînement de passions médiatique et le drame se retrouve vite au cœur des affrontements politiques: 
La droite fustige en Violette, une jeunesse d'après-guerre en quête de liberté, dévoyée et sans repères. Comment cette petite fille sage et studieuse, issue d'une famille française de classe moyenne respectable et sans histoires, a-t-elle pu se transformer en un « monstre en jupons », remettre en cause l'image féminine, épouse et mère, et l'autorité patriarcale en s'affranchissant de toute morale jusqu'à accuser son père de relations incestueuses ?  De quoi jeter le trouble dans les esprits, fragiliser une société fondée sur la famille et provoquer un  appel à l'ordre moral.
La presse réactionnaire évitant les termes tabous d'« inceste » ou de « viol », n'hésite pas à déplacer la question en stigmatisant les mauvaises fréquentations de Violette et l'origine étrangère de ses amants et amis, en décrivant la jeune fille perdue comme une mythomane perverse, libertine et provocante, ne rêvant que de plaisir et d’argent.
La gauche, elle, fait de Violette une victime d'un ordre patriarcal injuste et rétrograde, un symbole de l'émancipation sociale et du féminisme avant l'heure.
Une vision rapidement relayée par les intellectuels de tous camps comme Aragon, Céline, Drieu la Rochelle, Breton ou Éluard, etc. Les surréalistes feront une égérie de cet « ange noir à la beauté convulsive », célébrant la garçonne aux cheveux courts ayant rompu les liens familiaux, dédiant en décembre 33 un recueil de poèmes et de dessins à cette « figure lumineuse de la révolte » en lutte contre cette société patriarcale dont la police, la justice et la presse sont les complices. 

Le pays est divisé en deux camps tandis que la presse se frotte les mains. Pour la première fois dans ce type d'affaire, on voit apparaître des photos pour illustrer le fait divers, les journalistes font la course aux témoignages, certains proposent dans leurs pages un suivi régulier sous forme de feuilleton. Violette Nozière fait vendre.
Ce déchaînement médiatique ne sera pas sans conséquences sur le déroulement du procès.
Pour mener l'enquête, c'est Marcel Guillaume,  commissaire rendu célèbre par l'affaire Landru, celle de la bande à Bonnot ou de l'assassinat du président Doumer, qui sera choisi.
Lors du procès, bien qu'évoquée dans le rapport du commissaire et malgré la combativité sans faille des deux avocats chargés de la défense de l'empoisonneuse, la question des pratiques incestueuses du père sur l'accusée sera occultée, évacuant toute possibilité de circonstance atténuante à son geste. Violette sera donc condamnée à mort pour parricide et empoisonnement par un jury composé exclusivement d'hommes, le 12 octobre 1934. Le mobile retenu est le désir d'hériter du pécule mis de côté par ses parents pour leurs vieux jours, afin de pouvoir continuer à entretenir son amant.
L'écrivain Marcel Aymé, dans le journal Marianne écrit alors : « En condamnant Violette Nozière sans vouloir entendre parler d'inceste […] le tribunal s'est montré fidèle à l'une de ses plus chères traditions. Il a voulu affirmer le droit du père à disposer absolument de ses enfants, tout compris: droit de vie et de mort, et droit de cuissage aussi. » Le même auteur publie un second article un peu plus tard pour appuyer la demande de grâce présidentielle : « Nous apprenons par les journaux que le pourvoi de Violette Nozière a été rejeté. Il manquait au palmarès une enfant de dix-neuf ans […] mais prions bien humblement M. le président qu'il fasse grâce à Violette Nozière. On ne dira pas que c'est faiblesse, mais simple justice. » Partisans et opposants à la peine de mort  s'affrontent...
La médiatisation hors du commun de cette affaire, sensibilisera les chefs d'État successifs qui eurent, par la suite, à décider du sort de Violette : Albert Lebrun qui commue la peine de mort en travaux forcés en 34, le Maréchal Pétain qui réduit la peine à 12 ans pour bonne conduite, Charles de Gaulle qui en 45 à la libération de la détenue lèvera l'interdiction de rester sur le territoire français. Violette a alors 30 ans.
C'est l’épouse d'un cuisinier et la mère de cinq enfants qui se trouvera « réhabilitée » en 1963, trois ans avant sa mort.

Le roman de Raphaëlle Riol, s'il reprend tous ces éléments, n'est absolument pas un documentaire ou une biographie classique de Violette Nozière. Plus que l'histoire romancée d'un fait divers marquant  de l'entre-deux guerres ou le portrait d'une criminelle devenue soudain et malgré elle figure emblématique de son époque, c'est le paysage intime d'une adolescente vivant en promiscuité avec des parents menant « une vie modeste, tranquille et sans histoire »,  au moment où elle oscille entre le rôle d'enfant gâtée capricieuse et celui de la jeune femme rebelle, déterminée et éprise de liberté, celui de fille émancipée et libre devenue par besoin d'argent femme vénale ou de la jolie princesse rêvant d'un amour absolu, que l'auteur entreprend dans son Ultra Violette de restituer.
« Et cette irrépressible envie de posséder, toujours plus aiguë, toujours plus amère, plus caustique. Elle te suit, te siffle dans la rue, partout à toute heure, ronge ton vortex intérieur. […] Ce n'est pas tant l'argent que tu affectionnes mais les dépenses. Ce besoin de dépenser, c'est terrible à dire, mais ça te rassure. […] Les gens qui n'éprouvent pas le manque ne peuvent pas comprendre. Acheter la vie que tu aurais du recevoir […] puisque tu la désirais. »
« "Parlez-moi d'amour". Tu voudrais fredonner cette chanson. Elle te trotte dans la tête depuis trois ans. Dans les cafés, dans le poste de radio, à la fenêtre, dans les bouches vacillantes des jeunes filles dont le cœur s'effrite. […] Tu voudrais la fredonner mais tu n'y parviens pas, et à trop tenter de la murmurer, ta bouche se tordrait presque. Ça te fait pleurer, des fois. »
« Tu te rends à l'évidence : personne ne t'aime, tout le monde te baise. »
Quand  l'amour enfin prendra le visage de Jean Dabin, le gigolo, il « sera ton obsession, ton astre, tes frissons, tes douceurs, tes spasmes, ton manque, tes angoisses, tes douleurs, ton désastre. Pour le satisfaire, tu ne voleras plus mais dépouilleras tes parents. »
C'est cette jeune fille de 17 ans par laquelle le scandale est arrivé dont elle veut percer les secrets ou du moins qu'elle voudrait comprendre.
« Elle me confiait davantage de choses notamment sur les hommes qu'elle avait rencontrés l'année du crime et sur cette perpétuelle sensation d'étouffement qui l'avait aspirée vers l'inévitable. Sur cette impression de médiocrité qui suçait goulûment ses désirs et ses songes. »
Raphaëlle Riol peut donc décider d'arrêter son récit au moment exact où la détenue franchit la lourde porte de l'établissement pénitentiaire de Rennes : rien de l'adulte repentie et assagie ni des douze ans de vie carcérale ne pourra jamais être en concordance avec ces moments-là.  Hors sujet.

Mais, et là réside toute l'originalité de ce biopic singulier, à la manière de Lola Lafon qui usait pour nourrir son roman sur Nadia Comaneci (La petite communiste qui ne souriait jamais) d'une correspondance imaginaire avec la gymnaste mythique, Raphaëlle Riol invite la jeune fille paradoxale et mystérieuse qu'elle a pris pour héroïne à sa table de travail.
« Un matin, nous nous sommes trouvées face à face, sans que je puisse dire comment elle était arrivée jusque chez moi. […] Émue, je lui ai souri, mais son regard flottait dans le vide effarant des trop nombreuses années qui nous séparaient. Sa pupille réduite à un fin trait de pinceau, presque invisible, noyée dans la corolle de son iris si opaque et ténébreux. On aurait dit que j’étais transparente tant elle regardait au-delà de mon corps. Je n’ai pas osé la regarder en face trop longtemps. […] C’était l’émotion de la voir ici, l’émotion du travail à venir, aussi. Je lui avais promis une vie de personnage, je la lui devais. »« On ne naît pas fait divers, on le devient. »
Elle convie son fantôme à s'installer chez elle le temps nécessaire pour éviter omission et erreur d'interprétation quant à son histoire, inventant une écriture à quatre mains pour ce roman qui lui est dédié.  Avec cette confusion auteur/sujet  qui va bien au-delà du processus habituel d'appropriation ou d'intériorisation du  personnage par l'écrivain pour mettre à nu le pouvoir pris par le personnage sur son créateur pendant la gestation et l'accouchement du roman, c'est l'essence même de l'écriture littéraire qui, au-delà de l' « affaire Violette Nozière »,  devient sujet.
Alors le récit offert au lecteur se retrouve porté et centré non sur une héroïne mais sur deux personnages distincts ou confondus selon les pages. La personnification du personnage de Violette fonctionne parfaitement. Son  ombre floue se précise, s'anime et le modèle sort de la photo et des journaux pour apparaître dans toute sa force juvénile. À ses côtés ou face à elle, selon, l'auteur, fascinée, vampirisée, se défend comme un beau diable avec les mots qui pourrait restituer la lumière de « l'ange noir ».
L'usage du dialogue avec l'utilisation de la deuxième personne du singulier, en ce qu'elle permet aisément l'apostrophe et le dialogue, achève de rendre leur relation virtuelle vive et concrète et le lecteur suit sans difficulté leur aventure commune pas à pas au fil des passages violents et émouvants.

Le Livre est construit en deux parties.
La face A nous immerge en 120 pages dans les années de dérive de Violette avec l'auteur comme médium, selon le modus operandi décrit précédemment.
La face B est constituée de dix mini-scénarios, d'une à trois pages chacun, quant à ce qui suivit pour la criminelle libérée. 
« La lourde porte de fer claque avec autorité. Dehors la tueuse. C'est fini, tu es libre. […] Une exception judiciaire pour un comportement exemplaire et une promesse d'entrer dans les ordres. Une trinité de présidents émus ayant passé l'éponge. De l'eau a coulé sous les ponts depuis ta condamnation à mort. On a préféré s'acharner sur les résistantes, les communistes et les faiseuses d'anges, jugées bien plus dangereuses aux yeux de la nation qu'une détraquée sexuelle repentie, devenue mystique depuis. »
« Ça va aller. […] Tu tiens dans ton poing gauche une petite valise de cuir. A l'intérieur, un cahier, des lettres. […] Adieu fourrures, adieu talons, tu as tout abandonné aux sœurs d'Haguenau il y a quelques années. Lorsque ce genre de choses permettaient d'obtenir quelques denrées supplémentaires au marché noir. […] Un murmure de moteur en marche, entends-tu ? […] Quelqu'un viendrait-il te chercher, Violette Hezard ? Je m'engage à le faire apparaître avant la fin du roman et à dévoiler son identité. »
L'auteur imagine dix individus qui, pour diverses raisons, auraient pu attendre l'empoisonneuse à sa sortie de prison...
Mais incapable de choisir et de projeter plus loin sa comète de jeune fille devenue trentenaire, privée de sa « partenaire » qui refuse toutes ses hypothèses, elle déclare forfait pour laisser la place à l'héroïne elle-même.
Le livre viendra donc se clore sur l'improbable banalité des vingt-deux dernières années empreintes de joies familiales, de réconciliation et de tranquillité, qui constitua la vie de femme libre vécue sous le nom de jeune fille de sa mère puis son nom d'épouse, par Violette.  

Un livre d'une grande inventivité dans la reprise d'un fait divers criminel, un roman intense, inclassable, qui en peu de pages parvient, tout en suivant rigoureusement le fil conducteur choisi, à savoir l'adolescence et le crime de Violette Nozière, à aborder magistralement, de l'intérieur, la question de l'écriture romanesque.
Un pari réussi pour un texte de femme et d'auteur surprenant et sensible.

Dominique Baillon-Lalande 
(07/01/15)    



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Lectures









Le Rouergue

(Janvier 2015)
Collection La Brune
192 pages – 18 €
















Raphaëlle Riol,
née en 1980, a déjà publié deux romans chez le même éditeur : Comme elle vient  (2011) et Amazones (2013).




Amazones
paraît ce mois-ci
en poche chez Babel
224 pages - 7,80 €