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Thomas B. REVERDY

Il était une ville


Thomas B. Reverdy aime les mondes disparus, les zones désertées. Après Fukushima (Les évaporés) c'est à Detroit, principale ville de l’État du Michigan, quatrième ville des États Unis en 1930 avant l'effondrement de l'industrie automobile, qu'il place son dernier roman.

À Detroit en 2008 une blague récurrente et significative circule : que le dernier qui parte éteigne la lumière. Alors que la crise des subprimes et l'effondrement des banques ont précipité la chute de l'automobile et de l'immobilier, la ville emblématique de la crise aux Etats-Unis, rongée par la corruption et mise en faillite à la fin des années 2000, n'est plus qu'un  paysage dévasté, avec des quartiers pétrifiés, des maisons abandonnées ou squattées avec les fenêtres condamnées, des friches industrielles envahies par les herbes et les ronces, des squelettes d'immeubles au bord de l'effondrement. Les entreprises ferment,  les services publics périclitent, les dealers prospèrent, et la ville comme fuie par ses habitants devient un décor de science-fiction, un lieu mort au temps suspendu comme saisi au  lendemain d’une guerre ou d'un cataclysme.
 « Traverser la ville me donne toujours l'impression de regarder un porno. Tu sais, une fascination coupable. »
« Il y a quelque chose de plus, quelque chose de spécial ici. Le parfum de la Catastrophe est dans l'air. Les rues sont singulièrement vides. »
« La ville continuait à se dépeupler, abandonnant des quartiers entiers transformés en un nouveau Far West. En temps de crise, les marchés de la drogue s'assèchent comme les autres. Les gangs et les cartels sont obligés de recourir à des stratégies commerciales plus agressives pour maintenir leur chiffre d'affaires. C'est ce qu'avait déclaré le nouveau chef de la police, dans un effort pour excuser par le cynisme l'impuissance de son département. À la morgue de la ville, il y avait plus de sacs à viande que d'étagères métalliques dans la chambre froide. On entassait les anonymes par terre, comme dans la guerre. »

C'est dans ces lieux où la civilisation moderne a basculé, que la crise a voués à l'abandon, que l'auteur met en scène la vie de ses personnages. S'y croisent :
 Brown, le vieux flic désabusé mais obstiné qui part sur les traces des enfants et adolescents qui disparaissent de la ville sans que personne ne s'en préoccupe.
Gloria, la grand-mère combative et son petit-fils Charlie, fascinant d'innocence, de débrouillardise et d'appétit de vie, qui avec Strothers et Gros Bill va fuguer pour rejoindre dans « la Zone » une école désaffectée où des centaines d’enfants vivent en communauté sous les ordres de Max.
Candice, la barmaid au rire éblouissant, dans ce qui reste le seul lieu de  vie au centre de cette ville où elle a toujours vécu.
Eugène, le jeune ingénieur français venu pour superviser un projet automobile, comme une deuxième chance après un échec en Chine espérait-il, comme une sanction et une liquidation, finit-il par comprendre dans l'effondrement général.

Est-ce par goût du contraste que l'auteur choisit les lieux les plus en perdition, ceux où plus aucun espoir n'est possible, pour mettre en œuvre ses aventures profondément humaines, chaleureuses et obstinément positives ?  Car même dans les décombres, la vie ici s'exprime, se déploie, et les personnages se débattent avec énergie pour lutter contre l'enfouissement et s'en sortir. 
Et puis, il y a l’amour, brillant et rouge comme le sourire de Candice, pour lutter contre le chaos et le désespoir.
« On a l'impression par ici que ce qui se passe est une vision dérangeante, une des images de l'avenir. Et cependant la vie continue. Le parfum de la Catastrophe est dans l'air avec le cri des oiseaux. Elle promène son museau dans la neige avec les chiens errants. Sur le bras de rivière qui descend du lac, on a vu réapparaître les castors. [...] Ce soir-là, quand j'ai suivi Candice chez elle, j'ai su que je ne construirais pas "l'Intégral" mais que j'allais peut-être rencontrer quelqu'un. Cela n'a pas sauvé la ville bien sûr. Je ne suis pas un ange. On ne sauve pas une ville avec des gens mais avec des investisseurs, des usines, des projets et des taxes. Vous savez cela mieux que moi, mieux que personne. C'est le discours que vous servirez demain aux gouvernements, aux banquiers. Et pourtant, on ne peut pas la sauver sans les gens. »

Reverdy exprime magnifiquement la mélancolie de ce monde perdu, de cette ville morte,  avec ses  images incongrues et fascinantes de désolation, et s'en sert pour illustrer l'effondrement d'une certaine idée de la modernité fondée sur des promesses illusoires de liberté et de bonheur de l'« american way of life ». C'est en cela les failles d'un Occident aux prises avec la mondialisation et l’ultra-libéralisme qu'il stigmatise.

En alternant les points de vue d’un chapitre à l’autre, l'auteur prend de la distance avec son sujet pour le fondre dans une vraie histoire faites d'itinéraires qui se croisent, avec des personnages vibrants sur lesquels il s'attarde et auxquels on s'attache. Des êtres lumineux qui rendent leur part d'humanité à la ville fantomatique. Des réflexions sur la ville et la société de consommation et l'entreprise viennent judicieusement s’insérer au cœur des chapitres. 
Les protagonistes évoluent au fil du récit, Eugène que l'amour ouvre au monde, Charlie qui grandit, mais aussi Patrick, le correspondant local d'Eugène, l'Américain type à la chemise hawaïenne et au sourire permanent dont l'eczéma se développe au fur et à mesure que le projet de l'entreprise se délite, qui finit même par ne plus finir ses phrases et ses mots. Et le fait de suivre l’évolution de chacun, comme sur des chemins intimes et parallèles, marque le temps, donne du mouvement et contribue à créer une dynamique romanesque.
La disparition de Charlie en concomitance avec l'enquête de Brown, ajoute une dose de suspense qui nous tient ferré solidement.  
Le style, entre descriptions poétiques ou réalistes, dialogues adaptés à chaque protagoniste par la langue et l'emploi de formules marquantes, confirme, en complément de sa construction exemplaire, le savoir-faire sans faille dont l'auteur avait déjà fait preuve dans son roman précédent.

À la fois roman noir américain, chronique sociale, roman d'enfance à la David Copperfield et histoire d'amour, ce livre distille l'angoisse, la colère, la tendresse, la réflexion, avec un égal talent.

Un roman passionnant, engagé, sensible, infiniment pudique et plein d'émotions.
Un auteur avec lequel, décidément, il faudra compter dans le paysage littéraire contemporain.

Dominique Baillon-Lalande 
(08/10/15)    



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Lectures








Flammarion

(Août 2015)
270 pages - 19 €

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2016





J'ai lu

(Octobre 2016)
320 pages - 7,20 €















Thomas B. Reverdy
est né en 1974.
Il était une ville est
son sixième roman.


Pour visiter le site
de l'auteur :
www.thomas
reverdy.com









Découvrir sur notre site
le précédent roman
du même auteur :


Les évaporés

(Grand Prix de la SGDL
et Prix Joseph Kessel)