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Michel QUINT

Apaise le temps



Un roman dont le sujet principal est une petite librairie indépendante, voila qui n'est pas commun.
Cette minuscule librairie située dans une ruelle de Roubaix, la cité jadis prospère par ses industrie textiles et aujourd'hui rongée par la pauvreté et le chômage, était il y a peu le royaume d'Yvonne Lepage qui la tenait elle-même de ceux qui l'avaient créée : ses parents. Un lieu où les livres s'accumulaient  sur les étagères poussiéreuses, un espace pour lire mais aussi pour permettre à tous de se familiariser avec les mots, le langage, l'histoire et la littérature. Un refuge loin de la haine et la furie du monde où les « laissés pour compte de l’industrie saccagée et de l’immigration » étaient accueillis le cœur et les bras ouverts.
Georges Lepage, son père, « partageait ses enthousiasmes de lecture avec les clients pour combattre l’analphabétisme, l’illettrisme, enchanter le monde et faciliter l’intégration des polacks, espingouins, portos, macaronis, niakoués, bicots et bouboules, Oui monsieur faut pas avoir peur des mots, les gros faut les convoquer, les regarder en face et leur faire honte en public. Après ils maigrissent, se refont une beauté, retrouvent une dignité : le melon est un fruit. Il parlait de la sorte, Georges, disait que les guerres sont finies et que les livres sont comme des amis communs à tous les hommes, des lieux où faire une paix. Des lieux d’égalité possible si on sait lire. Alors tu peux revendiquer tes racines en bloc, négritude, exil, pauvreté, descendant de victime de l’esclavage et du colonialisme, flamezoute de toute éternité, ce n’est pas d’affirmer ta différence qui te rendra égal, ni de prendre les armes, c’est de te donner les moyens d’être aussi fort que n’importe qui. Par la matière grise. Il prêchait, Georges. »
Saïd, le vieil Algérien pour lequel la librairie est devenue une deuxième maison répète à l'envi et avec fierté que c'est Monsieur Georges qui lui a appris à lire et écrire quand il débarqua en France et que « sa vraie patrie est ici, au creux de la librairie, blotti entre les bouquins comme une fleur séchée entre deux pages. C'est ici qu'on lui a reconnu le statut d'être humain, et à cause de l'hostilité qu'il ressent sitôt qu'il n'est pas ici, dans la maison des livres, les autres sont clairement divisés, bons ou méchants. » Depuis lors, l'homme simple n'a cessé de noter dans son petit carnet chaque nouveau mot découvert pour en chercher le sens ou s'en souvenir. 
Abdel Duponchelle, « le bougnoule blond », né d'un père chti et d'une mère Oranaise et rejeté aussi bien par les uns que par les autres, est « entré pour la première fois entre les murailles de bouquins vers ses cinq ans avec une soif de lecture à avaler tout Balzac sans rien y comprendre » pour ne jamais cesser d'y revenir, et c'est envers Yvonne qu'il se sent une dette. Sans son accueil, son aide et sa librairie aurait-il obtenu cette agrégation de Lettres qui lui permet aujourd'hui d'enseigner ?  

C'est ce presque  fils que la vieille Yvonne célibataire et sans enfant couchera sur son testament, lui léguant livres, librairie et appartement. Et à sa mort, Abdelpar fidélité et reconnaissance, sans hésiter accepte le lot.
Un engagement teinté d'inconscience pour celui qui, s'il a la passion de la littérature et des livres, ne connaît rien du métier ni du commerce et oublie le contexte économique local marqué par la classique disparition des petits commerces du centre-ville et l'implantation à proximité d'un entrepôt pour le plus grand site de vente de livres en ligne.
De plus, en se plongeant dans le tas de paperasses accumulées sans traitement depuis des lustres, l'heureux héritier découvrira qu'Yvonne, femme au caractère affirmé qui refusait de vendre des nouveautés ou des livres médiocres, était criblée de dettes et sa librairie dans le rouge depuis de nombreuses années.
Fort heureusement il y a Zita, l'ancienne employée de la librairie contrainte à travailler au « Repère » (comprendre le dépôt évoqué précédemment) quand Yvonne s'est trouvée dans la totale incapacité de lui assurer son salaire, qui vient à son secours. La vendeuse d'origine albanaise (qui en pince pour lui) l'aidera à mettre de l'ordre dans la librairie, à y voir clair dans la comptabilité et s'engage à lui fournir les premières bases nécessaire à la gestion de cette succession pour qu'elle ne se transforme pas en naufrage.
Saïd, quant à lui, l'aidera à mettre un peu d'ordre dans cette accumulation de volumes oubliés déposés en strates successives, en vue du ménage, tri et inventaire indispensables. Rosa, l'assistante sociale du lycée dont le prof est secrètement amoureux, a, pour le dépanner, accepté de stocker les cartons d'archives qui encombrent l'espace dans la grande maison familiale où elle demeure seule depuis la disparition de ses parents.
Abdel, avec leur aide,  en souvenir de la générosité des Lepage, par dette affective envers Yvonne, par idéalisme, militantisme ou orgueil, relève ses manches et se met au travail. 

C'est alors qu'en classant les archives personnelles encombrant l'appartement d'Yvonne au-dessus de la boutique, Abdel découvre toute une collection de photographies du vieux Roubaix qui semble s'interrompre vers 1962. En y regardant de plus près beaucoup évoquent la situation locale lors de l'indépendance de l'Algérie, avec ses divers groupes en présence (partisans du FLN, harkis et OAS), ses conflits et règlements de comptes, ses attentats. Des clichés capturés par l'objectif de Madame Yvonne exhumant un passé occulté, embrouillé, douloureux et pas souvent glorieux, dont Saïd est souvent capable d'identifier les lieux et les acteurs, parfois même les événements, accompagnés d'anciens articles de presse découpés. Celui qui évoque l'attentat dans un café où Georges trouva la mort, par exemple, et où lui a été blessé.
Abdel tentera d'en savoir plus sur « la période d'attentats inexpliqués et ce qu'on a appelé la guerre des cafés » et cette fouille dans l'histoire proche de la petite ville réservera quelques révélations encombrantes….
Mais de ces décombres malodorants, Abdel fera naître un formidable projet de librairie associative où tous viendraient se raconter. « Et dans ces histoires il n’y aurait peut-être plus de traîtres, plus d’assassins, plus de victimes, rien que des êtres humains qui se débrouillent avec la vie. »

Dans ce court roman Michel Quint, avec cette langue inventive et vive faite d'images, de métaphores, de couleurs et ancrée dans ce Nord auquel il appartient, donne la parole aux humbles, de façon sensible, à hauteur de leur quotidien. Et si Michel Quint s'obstine ici comme souvent à explorer les périodes troubles et sombres de notre histoire, c'est en lien avec notre présent,  questionnant sous cet éclairage l'immigration, le racisme, la mort à petit feu des villes, l'illettrisme et la pauvreté dans  cette France multiculturelle qui se cherche encore. 
Des problématiques abordées sans discours mais prises dans leur contexte social et incarnées par des hommes ordinaires dans ce qu'ils ont de fragile et désespéré, dans leurs contradictions mais aussi leur obstination.
Et la tâche est grande, lourde et complexe, comme Zerouane, un autre protégé de Madame Yvonne, acteur d'une association qu'il a nommée symboliquement « Relier » l'explique à Abdel : 
« Les parents qui sont tout seuls, pas bien dans la société, RMI, RSA et compagnie, sans le sou, ils ont tendance à oublier leurs enfants. Tout le monde, pas que les immigrés, s'occupe de sa personne, pas des autres, même pas de ses petits. Ça s'appelle la misère Monsieur. Et c'est des catastrophes à venir, pas d'études, pas de boulot pour les gamins ni les parents, pas de bonheur. »

La ville de Roubaix chère à l'auteur, ses rues, mais aussi sa population victime en première ligne du chômage, de la désindustrialisation et de la crise économique, trouve ici également statut non de décor mais de sujet. Et ces habitants que l'auteur met en scène, privilégiant la solidarité et la lutte au repli sur soi et au fatalisme, témoignage revigorant de courage et d'espoir, en deviennent, au-delà de la sensibilité qu'ils dégagent, lumineux. Comme des phares allumés dans ce Nord sinistré.

C’est aussi à une plongée amoureuse dans le monde des livres que, dans cet hymne à la lecture et la littérature mais aussi aux libraires qui la diffusent, l'auteur nous invite. Même si l'amour n'est pas seulement intellectuel ici car Zita et Rosa semblent prêtes à s'écharper pour ce garçon aveugle, timide et coincé et à sauter dessus dès que l'occasion s'en présentera. Ce héros a toutes les qualités, décidément !

Entre récit historique et roman policier, histoire d'amour et chronique sociale, Michel Quint, avec cette centaine de pages que l'on dévore d'une seule traite et qui nous laisseraient presque triste de devoir déjà en terminer, nous offre en toute pertinence, avec beauté et émotion, un grand texte humaniste sur la réconciliation.

Dominique Baillon-Lalande 
(27/05/16)   



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Phébus

(Avril 2016)
112 pages - 12 €






Michel Quint
a écrit une trentaine d’ouvrages et obtenu, entre autres, le Grand Prix de la littérature policière et le Grand prix SGDL de la Nouvelle. Effroyables jardins (Joëlle Losfeld, 2000) a connu un immense succès, traduit dans dix-huit pays, adapté au cinéma par Jean Becker et plusieurs fois au théâtre.



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