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Jean-Baptiste PREDALI


Nos anges



A Borgu-Serenu, ville fictive en Corse, Augustin Bianchi, employé municipal, découvre un nourrisson près des mâchoires du bulldozer sur la décharge publique. Dans ce faubourg déshérité qui n'a rien à envier aux favelas d'Amérique latine, dans ce quartier des Sept Fontaines où l'on prie Notre-Dame de la Miséricorde en se moquant volontiers de la police, le "nouveau-né mystère", semblable à un ange, s'installe aussitôt dans les conversations des "oubliés, inconnus des car-ferries à touristes, des frimes pétaradantes du Cours. Les pauvres de la ville. Les égarés sous le soleil. Ceux qui se risquent hors de chez eux avec des réticences d'intouchables, promènent vers les palmiers les couleurs passées de leurs vêtements, les taches sur leurs tennis, et tournent la rancune de leurs regards vers les chaises des cafés."
"Enfant sans nom, on s'emparera d'elle. Son histoire dépassera Borgu-Serenu, et à Borgu-Serenu le quartier des Sept Fontaines. Des franges de la ville, des abords de la décharge, la honte se diffusera... Elle deviendra notre créature dans l'horreur, l'épouvante nous fera suer, nous parlerons d'elle à voix basse." Chacun commente avidement l'événement, sans rien savoir, entre révolte devant l'horreur du sort infligé au nourrisson, supputation sur ses origines et fascination devant le miracle de sa survie.
Les voyous des Sept Fontaines, aux aguets, attendent l'occasion qui se présente.
"L'endroit fournit à l'île ses voyous secondaires, les braves garçons, sa bande attitrée de videurs des boîtes de nuit. L'été la grâce de quelques corps sur les plages, des apprentis gigolos, en toute saison un lot de frappes et de semi-maquereaux. Sous les micocouliers, les amis d'enfance partagent un savoir faire de racket et de contrebande, de pastis trafiqué, de braquages, se répartissent les bureaux de poste ou les caisses d'épargne ou les supérettes. Depuis peu, ils échangent aussi la poudre et les cachets." "Des anciens morts-de-faim passés gangsters, des éphémères princes-gueux fonçant dans des Porsche payées cash vers les règlements de comptes ou la prison ou une notable survie."

Le fait divers attise bien évidemment la curiosité de la presse qui s'en fait écho et l'hôpital de la ville qui a accueilli "l'ange", et où elle se bat pour sa survie, est assiégé par les curieux.
Il reste donc à la justice à diligenter une enquête. "Avec la puanteur, le soupçon retomba sur les Sept Fontaines, retomba sur ce faux village, cette apparence de quartier, cet amoncellement de parpaings et de débrouille après les HLM, ces immeubles inachevés en retrait de la mer, ces hangars, ces cabanons invisibles comme les exclus du golfe."
Le troisième personnage principal de cette histoire est donc le substitut du procureur en charge de l'enquête. Un fonctionnaire en début de carrière qui voudrait bien se faire connaître à l'échelle nationale. Pour cela il n'hésite pas à courtiser les journalistes. Mais il est rapidement confronté au silence de la petite communauté locale et aux solidarités ancestrales qui bloquent l'enquête. Il se rendra vite compte de son isolement et de son impuissance face à ce bourbier corse dont il ne comprend rien.

Augustin Bianchi est une figure du quartier, bon élève qui a choisi, par goût de l'aventure, de s'engager dans l'armée plutôt que de faire des études. Puis il s'est forgé des idées nationalistes, a bu et fumé sous les posters du Che et de Maurice Fanon, s'est fait son réseau et a créé un groupe d'action. "A l'époque, le Front de libération attirait les penseurs d'abord enclins à la prudence, des étudiants transpercés par des mots nouveaux […] et quelques énervés permanents en attente de cause." "C'était une guerre, insulaire, perlée, civile, une guerre de vingt ans qui reprenait le cours de la guerre, guerre primitive ou tribale ou grise ou hybride, une guerre de miliciens surgis à moto de nulle part, de régiments de 4X4, de corps francs formés sur les amitiés d'enfance, de commandos de cousins et d'agents dormants, de héros passe-partout, de mercenaires, d'intermittents du combat, de tireurs d'élite pères de famille rengainant leur matériel pour conduire leurs enfants à l'école, […] de campagnes décidées sur un coup de tête, gagnées ou perdues dans un mouchoir de poche, une guerre avec ses reniements, ses traîtres, ses lâchetés, ses désastres, ses morts à l'unité, ses invalides collatéraux, ses tombés à l'ennemi que seuls honoreraient des monuments de mouches, une guerre en concentré, soutenue par un bataillon de silence."
A son retour au pays à la mort de son père, il a trouvé un emploi municipal à proximité pour s'occuper de sa mère. Une couverture rêvée, aussi, pour continuer la lutte. Il est donc évident que celui qui a eu affaire à la police pour ses activités séparatistes choisisse la fuite, quand après avoir découvert la petite et appelé les secours, les sirènes se sont fait entendre. Il prend le maquis et se réfugie dans une bergerie isolée où il allait enfant avec son père. C'est à la radio qu'il suivra le déroulement de l'enquête et les péripéties du séjour de l'enfant à l'hôpital.
Il y apprend qu'on veut l'entendre comme témoin, le désigne parfois comme père possible voire comme coupable potentiel. Il ne faut pas longtemps pour que la police découvre et livre son passé, et lance un avis de recherche contre lui.

L'occasion pour le vieux militant, caché dans son refuge, de faire un bilan de ce combat indépendantiste auquel il a consacré sa vie depuis plus de vingt ans, par idéologie. Par tradition de résistance à l'envahisseur, comme ses pères, aussi. Mais aujourd'hui, les jeunes qui ont pris le relais, qui le vénèrent mais ne l'écoutent plus, lui semblent tombés dans la violence gratuite et les luttes fratricides. "Les ressentiments, les représailles brouillaient maintenant vos codes et vos précautions, le Front s'émiettait en groupes autonomes. […] Au Front restaient quelques amis sûrs, aux Sept Fontaines les jeunes que tu continuais à fasciner, un monde et une lutte réduits aux lieux familiers, à des solidarités forcées. En répandant la peur, les meurtres suscitaient un mutisme inédit. Jusqu'à ces années, le Front n'avait jamais pu empêcher les imprudences, les vantardises de comptoir ou de boîte de nuit ou d'oreiller, chaque cavale paraissait une performance incertaine, et la surdité des flics le fait du hasard complaisant." "Au fil de votre calendrier nocturne, d'une lune à l'autre, vos performances s'amélioraient : […] réveillant l'île jusque dans ses recoins perdus, des voitures catapultées en l'air et retombant comme de trop lourds pétards, puis des maisons éventrées, puis après le passage de votre entreprise de démolition patriotique, des ruines en tous genres, immeubles, bureaux, magasins, lotissements. Entre deux tintamarres vous preniez le temps d'écrire, entreteniez un abondant courrier de lettres de menaces et de revendications. Votre renommée s'établissait..."
Tandis qu'il se sait condamné à terme à être fait prisonnier ou à mourir de faim, il s'interroge sur ce peuple d'origine paysanne qui est le sien, enfermé dans son histoire, prisonnier d'une dialectique d'asservissement et de rébellion. "Un peuple avide de caution divine et de rédemption que ses anges déchus ont conduit à la damnation."
"Depuis vos débuts vingt ans avait passé. Vous en étiez encore à besogner votre fierté insulaire quand le monde vous avait rattrapés, le monde écorché, le monde aux terreurs purulentes. Un mur s'écroulait, les Balkans s'imbibaient d'horreur, des guerres saintes se déclaraient, des pays se déformaient, changeaient de nom en une nuit, les vagues qui touchaient vos côtes se teintaient de sang, les génocides recommençaient, ailleurs encore les machettes s'aiguisaient entre mille collines, et vous poursuiviez au rythme modeste mais soutenu de quelques centaines d'explosions par an, vous tentiez de tenir votre rang, vous luttiez pour le maintien en deuxième division des luttes. Mais vous aviez déjà perdu, chacun de vous le savait, vous n'étiez plus qu'une anecdote dans les récits des cauchemars de l'époque. Insensiblement vous glissiez vers la perte commune."
Et c'est toute l'histoire de son parcours individuel fait de fraternité et d'amitié, d'inconséquences et de trahisons, de débats enfiévrés et de loi du silence, d'orgueil et de pauvreté, d'idéal et d'avidité, de violence, qui défile dans sa mémoire et se superpose à celle de l'île.

Pendant ce temps, le petit substitut s'agite et les journalistes fraîchement débarqués avec leurs appareils photo et leurs caméras, prennent la ville d'assaut. Et aucun d'eux, venus ici avec leur raison et leur morale en bandoulière satisfaire leur curiosité ou leurs ambitions, n'effleurera la moindre parcelle de cette vérité que répète pourtant inlassablement le chœur antique des mères.

La gamine, baptisée Maria Benedetta par les vieilles des Sept Fontaines (Maria pour Notre-Dame de Miséricorde et Benedetta parce qu'elle a surmonté le malheur et rassuré leurs angoisses), survivra.

Un roman à multiples entrées qui croise tragédie antique (avec le poids de la fatalité et le chœur des pleureuses) et roman socio-politique, auscultant la misère de la Corse de l'intérieur, loin des plages envahies par les touristes, affirmant l'amour pour cette terre passée de main en main au mépris de ceux qui la foulent, envahie par ses vagues d'émigration populaire ou voyant ses terres annexées par des riches venus d'ailleurs pour s'y construire de superbes propriétés. Tous les ingrédients appropriés pour exacerber le nationalisme enflammé et destructeur des indépendantistes dont l'auteur retrace précisément ici l'histoire et l'évolution.

C'est sa terre que Jean-Baptiste Predali fouille ici et son peuple qu'il narre. "Notre hantise de la terre ferme, nos préoccupations bornées par la mer, notre permanent dilemme – partir ou rester –, les marques que nous voulons de reconnaissance et parfois de gloire, notre frugalité des temps loqueteux et notre magnificence des bons jours, notre humilité et nos accès de prétention, notre servilité retorse devant les pouvoirs, nos égards pour des héritiers indignes et abrutis, pour de nuisibles puissances." L'enfant des Sept Fontaines, porteuse de l'héritage et de tous les espoirs sait. "Elle savait nos opinions changeantes comme nos envahisseurs et notre orgueil de nous-mêmes, notre dédain de l'autre pourvu qu'il soit plus pauvre et débarqué d'ailleurs, notre empathie envers quelques causes perdues."
Mais si, à travers son récit, c'est la vérité même de l'île qu'il semble chercher en explorant les tensions entre vie et mort, innocence et culpabilité, oppression et révolte, c'est au destin de toute communauté repliée sur elle-même et niée que l'auteur élargit son propos. Qu'est-ce qu'une guerre d'indépendance aujourd'hui ?
Cette réflexion se double d'une introspection sévère quant à l'évolution de l'idéal révolutionnaire générateur de ces luttes, avec ses guérillas et l'engagement armé qui les ont portées.
L'auteur, au-delà du récit de ses luttes et de ses désillusions, s'y interroge sur les raisons et les circonstances qui ont transformé cet élan de résistance et d'espoir en échec, avec un ton teinté de tendresse, d'inquiétude et de nostalgie.

Les éléments continentaux donc "extérieurs", que ce soit le personnel judiciaire soumis à l'autorité centrale qu'il représente, aveugle à la réalité locale et mû par une ambition carriériste qui s'accommode de tout sans rien chercher à comprendre, ou les journalistes pétris d'a priori, pressés, toujours à la recherche du scoop et prêts à tout compromis avec la police ou les milieux insulaires pour y parvenir, tous, pour l'auteur, portent une part de responsabilité dans ce formidable gâchis.
Et, au final, le bilan est sans concession et désabusé : face à un État français impuissant, les factions séparatistes s'entre-détruisent, le grand banditisme se développe en toute impunité et les mafias raflent la mise.

Plus descriptif que narratif, le plus souvent à l'imparfait, ce roman est porté par une écriture cinématographique, visuelle, qui, comme les extraits cités précédemment en témoignent, a de l'ampleur, de la musicalité et du souffle. Parcouru par les voix éteintes du passé ou celles plus abruptes du présent – laconiques ou amplifiées mais en cela toujours mensongères –, le roman se fait, par vagues, vibrant et incantatoire.

Un récit passionnant, que l'on soit ou non corse d'origine ou de cœur, à la fois intime et universel, qui se développe magistralement et emporte le lecteur sans le moindre temps mort dans une page de l'histoire contemporaine plus générale qu'il n'y paraît de prime abord. Une belle découverte.

Nos Anges est le troisième roman de ce journaliste politique corse qui a travaillé pour France 3 et France 2, avant de passer à la chaîne parlementaire. Celui-ci vient achever un cycle constitué de Une affaire insulaire (Actes Sud, 2003) où l'auteur s'intéressait aux débuts du Front de libération et aux luttes des années 1970/1980 et de Autrefois Diana (Actes Sud, 2007) qui évoquait l'occupation italienne de l'île avant sa libération par les Corses en 1943. Avec la période plus récente abordée ici, c'est un siècle d'histoire de Corse que Jean-Baptiste Predali clôt aujourd'hui.

Dominique Baillon-Lalande 
(21/03/14)    



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Actes Sud

(Février 2014)
192 pages - 19 €











Jean-Baptiste Predali,
né en 1959, a passé son enfance en Corse. Journaliste politique pour la télévision, il est l'auteur de deux autres romans parus chez Actes Sud.