Retour à l'accueil du site | ||||||||
Jean-Baptiste PREDALI
A Borgu-Serenu, ville fictive en Corse, Augustin Bianchi, employé municipal,
découvre un nourrisson près des mâchoires du bulldozer sur
la décharge publique. Dans ce faubourg déshérité
qui n'a rien à envier aux favelas d'Amérique latine, dans ce quartier
des Sept Fontaines où l'on prie Notre-Dame de la Miséricorde en
se moquant volontiers de la police, le "nouveau-né mystère",
semblable à un ange, s'installe aussitôt dans les conversations
des "oubliés, inconnus des car-ferries à touristes, des
frimes pétaradantes du Cours. Les pauvres de la ville. Les égarés
sous le soleil. Ceux qui se risquent hors de chez eux avec des réticences
d'intouchables, promènent vers les palmiers les couleurs passées
de leurs vêtements, les taches sur leurs tennis, et tournent la rancune
de leurs regards vers les chaises des cafés." Le fait divers attise bien évidemment la curiosité de la presse
qui s'en fait écho et l'hôpital de la ville qui a accueilli "l'ange",
et où elle se bat pour sa survie, est assiégé par les curieux.
Augustin Bianchi est une figure du quartier, bon élève qui a
choisi, par goût de l'aventure, de s'engager dans l'armée plutôt
que de faire des études. Puis il s'est forgé des idées
nationalistes, a bu et fumé sous les posters du Che et de Maurice Fanon,
s'est fait son réseau et a créé un groupe d'action. "A
l'époque, le Front de libération attirait les penseurs d'abord
enclins à la prudence, des étudiants transpercés par des
mots nouveaux [
] et quelques énervés permanents en attente
de cause." "C'était une guerre, insulaire, perlée, civile,
une guerre de vingt ans qui reprenait le cours de la guerre, guerre primitive
ou tribale ou grise ou hybride, une guerre de miliciens surgis à moto
de nulle part, de régiments de 4X4, de corps francs formés sur
les amitiés d'enfance, de commandos de cousins et d'agents dormants,
de héros passe-partout, de mercenaires, d'intermittents du combat, de
tireurs d'élite pères de famille rengainant leur matériel
pour conduire leurs enfants à l'école, [
] de campagnes décidées
sur un coup de tête, gagnées ou perdues dans un mouchoir de poche,
une guerre avec ses reniements, ses traîtres, ses lâchetés,
ses désastres, ses morts à l'unité, ses invalides collatéraux,
ses tombés à l'ennemi que seuls honoreraient des monuments de
mouches, une guerre en concentré, soutenue par un bataillon de silence."
L'occasion pour le vieux militant, caché dans son refuge, de faire un
bilan de ce combat indépendantiste auquel il a consacré sa vie
depuis plus de vingt ans, par idéologie. Par tradition de résistance
à l'envahisseur, comme ses pères, aussi. Mais aujourd'hui, les
jeunes qui ont pris le relais, qui le vénèrent mais ne l'écoutent
plus, lui semblent tombés dans la violence gratuite et les luttes fratricides.
"Les ressentiments, les représailles brouillaient maintenant
vos codes et vos précautions, le Front s'émiettait en groupes
autonomes. [
] Au Front restaient quelques amis sûrs, aux Sept Fontaines
les jeunes que tu continuais à fasciner, un monde et une lutte réduits
aux lieux familiers, à des solidarités forcées. En répandant
la peur, les meurtres suscitaient un mutisme inédit. Jusqu'à ces
années, le Front n'avait jamais pu empêcher les imprudences, les
vantardises de comptoir ou de boîte de nuit ou d'oreiller, chaque cavale
paraissait une performance incertaine, et la surdité des flics le fait
du hasard complaisant." "Au fil de votre calendrier nocturne,
d'une lune à l'autre, vos performances s'amélioraient : [
]
réveillant l'île jusque dans ses recoins perdus, des voitures catapultées
en l'air et retombant comme de trop lourds pétards, puis des maisons
éventrées, puis après le passage de votre entreprise de
démolition patriotique, des ruines en tous genres, immeubles, bureaux,
magasins, lotissements. Entre deux tintamarres vous preniez le temps d'écrire,
entreteniez un abondant courrier de lettres de menaces et de revendications.
Votre renommée s'établissait..." La gamine, baptisée Maria Benedetta par les vieilles des Sept Fontaines
(Maria pour Notre-Dame de Miséricorde et Benedetta parce qu'elle a surmonté
le malheur et rassuré leurs angoisses), survivra. C'est sa terre que Jean-Baptiste Predali fouille ici et son peuple qu'il narre.
"Notre hantise de la terre ferme, nos préoccupations bornées
par la mer, notre permanent dilemme partir ou rester , les marques
que nous voulons de reconnaissance et parfois de gloire, notre frugalité
des temps loqueteux et notre magnificence des bons jours, notre humilité
et nos accès de prétention, notre servilité retorse devant
les pouvoirs, nos égards pour des héritiers indignes et abrutis,
pour de nuisibles puissances." L'enfant des Sept Fontaines, porteuse
de l'héritage et de tous les espoirs sait. "Elle savait nos opinions
changeantes comme nos envahisseurs et notre orgueil de nous-mêmes, notre
dédain de l'autre pourvu qu'il soit plus pauvre et débarqué
d'ailleurs, notre empathie envers quelques causes perdues." Les éléments continentaux donc "extérieurs",
que ce soit le personnel judiciaire soumis à l'autorité centrale
qu'il représente, aveugle à la réalité locale et
mû par une ambition carriériste qui s'accommode de tout sans rien
chercher à comprendre, ou les journalistes pétris d'a priori,
pressés, toujours à la recherche du scoop et prêts à
tout compromis avec la police ou les milieux insulaires pour y parvenir, tous,
pour l'auteur, portent une part de responsabilité dans ce formidable
gâchis. Plus descriptif que narratif, le plus souvent à l'imparfait, ce roman est porté par une écriture cinématographique, visuelle, qui, comme les extraits cités précédemment en témoignent, a de l'ampleur, de la musicalité et du souffle. Parcouru par les voix éteintes du passé ou celles plus abruptes du présent laconiques ou amplifiées mais en cela toujours mensongères , le roman se fait, par vagues, vibrant et incantatoire. Un récit passionnant, que l'on soit ou non corse d'origine ou de cur, à la fois intime et universel, qui se développe magistralement et emporte le lecteur sans le moindre temps mort dans une page de l'histoire contemporaine plus générale qu'il n'y paraît de prime abord. Une belle découverte. Nos Anges est le troisième roman de ce journaliste politique corse qui a travaillé pour France 3 et France 2, avant de passer à la chaîne parlementaire. Celui-ci vient achever un cycle constitué de Une affaire insulaire (Actes Sud, 2003) où l'auteur s'intéressait aux débuts du Front de libération et aux luttes des années 1970/1980 et de Autrefois Diana (Actes Sud, 2007) qui évoquait l'occupation italienne de l'île avant sa libération par les Corses en 1943. Avec la période plus récente abordée ici, c'est un siècle d'histoire de Corse que Jean-Baptiste Predali clôt aujourd'hui. Dominique Baillon-Lalande (21/03/14) |
Sommaire Lectures Actes Sud (Février 2014) 192 pages - 19 €
|
||||||