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« Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux. » Hugo Boch, jeune homme belge de la riche famille des industriels Villeroy et Boch, lassé des académies de peinture parisiennes, s'installe à Pont-Aven, durant l'été 1888, pour peindre en plein air, comme le fait, au même moment toute une pléiade d'artistes. C'est la correspondance qu’il va entretenir pendant deux ans avec sa cousine, élève peintre restée à Paris, et son meilleur ami bruxellois, peintre lui aussi, que l'on va lire. Ces trois jeunes gens, seuls personnages fictifs de ce roman épistolaire, vont nous faire vivre l'atmosphère bouillonnante de cette fin du XIXe siècle. Sur fond de construction de la tour Eiffel pour l'Exposition universelle et de faits divers macabres – les crimes de Jack l'Éventreur –, ils vont nous faire partager leur passion et leurs rencontres avec d'autres artistes, inconnus et se cherchant comme eux, Gauguin par exemple, ou déjà notoires comme Toulouse-Lautrec. À travers cette correspondance, on redécouvre le foisonnement des écoles de peinture (naturalistes, pointillistes, impressionnistes, nabis) qui marque à la fois l'apogée de l'art figuratif et son déclin et la naissance de la photographie comme un art à part entière. C'est grâce à ce savant subterfuge : mêler la vie d’êtres de fiction à celles de peintres célébrissimes aujourd'hui mais débutants à l'époque qu'Anne Percin nous rappelle avec force la singularité d'un artiste. Non, l’art n'est pas un passe-temps et les doutes, les transports, les souffrances, les enthousiasmes qui traversent la correspondance des trois jeunes gens montrent jusqu'à quel point un artiste est capable d'aller. Jusqu'à rompre avec sa famille, son milieu, son pays, jusqu'à s'oublier dans son œuvre, jusqu'à la déraison comme Van Gogh dont la douloureuse absence-présence plane sur tout le roman. En mêlant des peintres de fiction à ceux de l'Histoire, Anne Percin revivifie les grands bouleversements de cette époque, aussi bien ceux de l'art en général, que ceux de l'industrie ou ceux des rapports hommes-femmes. A travers les souffrances des trois protagonistes et l’image christique de Van Gogh, le calvaire que peut être la vie d'un artiste interroge sur « celui qui choisit de faire de l’art plutôt que de la vie ». On pourrait parler de ce roman foisonnant avec les mêmes mots que l'auteur glisse sous la plume de son héros quand il décrit à sa cousine deux toiles de Vincent entrevues dans la valise de Gauguin : « C'est chargé de pâte jusqu'à l'écœurement avec un travail au couteau très nerveux. Pourtant ces deux têtes de tournesols ont quelque chose de singulièrement émouvant. » Baignée du soleil noir de l'œuvre de Van Gogh, cette correspondance fictive taillée dans l'épaisseur d'une époque laisse filtrer des « couleurs qui crient de toutes leurs forces ». Sylvie Lansade |
Sommaire Lectures Editions du Rouergue (Août 2014) 400 pages - 22 €
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