Un homme, un clown, se livre à un autre dans un bar. Il a le temps,
le spectacle de mime, qu'il donne avec sa jeune compagne chaque jour, n'est
pas pour tout de suite. Sans maquillage, c'est un homme ordinaire que l'on prendrait
pour un avocat ou un juge. Le client, attablé devant son verre de rhum,
le sourire aux lèvres, semble réceptif. "Il est vrai que
de nos jours nous avons tous acquis le don de nous dissimuler constamment derrière
un sourire idiot." L'artiste en profite pour s'épancher et calmer
sa soif.
"Bien rare, de nos jours, d'avoir du temps à perdre. Qui plus
est pour écouter de potentiels bouffons délirer dans un bistrot
enfumé quelconque. Tuer le temps tâche sisyphéenne ! C'est
hélas lui qui nous consume à coup sûr, misérables
créatures que nous sommes, telles ces nuées d'insectes aveugles
brûlant leurs ailes aux ampoules incandescentes d'interminables soirs
d'été où l'on étouffe."
L'étrange personnage se raconte.
"Je suis impardonnable ! Je parle, parle, omets de me présenter.
Je m'appelle René Desvilles. Ou plutôt on me nomme ainsi. Car pour
ma part, en toute franchise, je ne m'appelle jamais ! Imaginez-moi d'ailleurs
courir de par les rues, hurlant mon nom. [...] Ne se trouverait-il pas un citoyen
bien intentionné, perché idéalement sur quelque balcon,
pour avertir qui de droit afin que l'on m'enfermât sur le champ dans quelque
lieu douteux ?"
L'enfant bègue qui lut à voix haute des milliers de livres pour
se guérir, a fait des études de droit avant de devenir un fonctionnaire
anonyme et modeste, docile et imperturbable, au bureau des réfugiés.
Pendant plus de vingt ans. Un citoyen tranquille menant une vie confortable.
"Un médiocre comptable de la vie."
C'était avant que le sort ne s'en mêle et qu'il se retrouve au
cur d'un grand capharnaüm qui changera son existence, définitivement.
"Ainsi vis-je distinctement mon existence aussi illusoire qu'un mirage
sur écran 3D, résolution d'un milliard de pixels. Ma carrière
morne et engluée dans la routine moderne. Ma vie mesquine et pitoyable
dans cette ville en apparence si sympathique, en réalité étouffante,
tentaculaire, truffée dans ses moindres recoins d'yeux de caméras
espionnes, où un pouvoir inepte fait circuler une violence sourde, un
conformisme morbide, un racisme ordinaire ravageur, un fascisme masqué,
une censure subtile, une répression sournoise, une persécution
banalisée."
Alors l'homme démissionne avec une lettre fracassante demandant à
être également déchu de sa nationalité.
Une provocation qui ne passe inaperçue ni à l'Intérieur
ni dans la presse.
Dans le troupeau, le mouton qui s'éloigne est vite ramené à
l'ordre, celui qui sème le désordre est abattu.
Désigné à la vindicte populaire, traqué, notre homme
n'a plus qu'une solution : fuir et se cacher.
Parmi les journalistes qui font leurs choux gras de l'incident, émerge
la belle Aurore, celle qui, grâce à une fuite, a révélé
l'affaire. Voyant en lui un anarchiste et un révolutionnaire, elle veut
le rencontrer. Une rencontre miraculeuse. "Chacun a droit à un
bref moment de répit en ce monde chargé de violence jusqu'à
la gueule." Aujourd'hui sous les traits de la geisha qui lui sert de
partenaire durant son spectacle. D'elle nous n'en saurons pas plus.
"On a tous deux vies. La première, c'est celle-ci que l'on connaît.
Banale, Rassurante. Nous faisant croupir à petit feu et à notre
insu dans un confort morbide. [...] puis il y a l'autre. La vraie. Dont on ne
sait rien, ou presque. Dont on a peur. Que l'on entrevoit parfois, si on a de
la chance. L'espace d'un instant."
C'est le moment pour notre homme de sortir de son isolement et d'enfin ouvrir
les yeux sur ce, ceux, qui l'entourent. Au bar, encore, il rencontrera Baptiste,
un clochard étrange, double ou ange gardien, conscience ou Méphisto
tout à la fois, qui l'embarque dans le monde souterrain où se
cachent les étrangers clandestins pour survivre. Il y croisera Angélique,
jeune Afghane de quinze ans, "Aphrodite contemporaine vêtue d'un
manteau vintage [...], pure splendeur pré-industrielle". Le
vêtement multicolore en lambeaux fascine le visiteur par l'adresse de
sa réalisation, comme un symbole de l'authenticité et de la beauté
lumineuse produit dans l'ombre et la misère. Un cadeau qu'il revêtira
par la suite, chaque soir, pour son numéro de clown.
Perturbé par l'initiation mise en uvre par Baptiste, du refuge
des sans-papiers au bordel clandestin, l'ex-fonctionnaire retrouve ses émotions
et ses colères d'enfance et relit les tristes spectacles qui lui sont
offerts à une aune différente.
"Voilà ce que nous sommes devenus : des lâches ! [...]
Nos armes en l'occurrence étant aujourd'hui notre confort, nos lois,
nos institutions via cette carte d'identité, vulgaire petit bout de plastique
du reste, nous donnant l'illusion d'avoir reçu titre de propriété
en bonne et due forme, droit territorial absolu, pouvoir national divin sur
tout ce que les hommes préhistoriques ont volé à la nature,
découpé, organisé, bétonné pour oublier qu'ils
sont frappés du syndrome de Mathusalem et vont mourir."
"Ceux qui nous gouvernent sont bel et bien une bande d'assassins, notre
continent ressemble à une forteresse opulente, radine, inexpugnable,
et ses frontières sont des lieux de massacre."
"C'est la première fois dans l'histoire que l'Europe traverse
une aussi longue période sans guerre du moins en nos contrées.
De sorte que l'ennui, oui monsieur l'ennui [...] leur chatouille l'orifice anal,
à nos compatriotes. A défaut de pouvoir aller tuer ou se faire
tuer à la guerre, ils inventent un tas de jeux vulgaires, lamentables
simulacres de combats et boucheries dont ils se délectent sur des consoles
en plastique [...] Hélas ! Même cela s'avère insuffisant,
de sorte que, n'en pouvant plus de contenir leurs pathétiques pulsions,
les voilà réduits à violer leurs propres enfants, abuser
de tout ce qui est faible, vulnérable, à savoir femmes, handicapés,
subalternes, immigrés, domestiques et j'en passe. Alors écurés
par leur propre bassesse [...] ils se gavent comme oies d'antidépresseurs,
de drogues [...] fournies par la caste crapule des médecins."
La planète se réchauffe et le climat se détériore.
Le gouvernement change. La rigueur s'installe et les pauvres qui se multiplient
baissent la tête. Chacun est sous surveillance. Ceux qui tiennent le pouvoir
dorment tranquillement et prospèrent. Le temps passe et on oublie le
terroriste malgré lui.
Le moment pour notre homme de transformer ce qu'il a appris en spectacle. Pour
vivre, se sentir un homme libre, alerter aussi.
"Je remercie pleinement le destin pour l'honneur qu'il m'a offert de
pouvoir jouer au bouffon devant une assemblée de cadavres se prenant
pour des princes."
"Ils ne peuvent me clouer le bec puisque je suis muet comme une tombe.
Encore moins me poursuivre en justice. La pantomime échappe à
leur législation [...] Comment incriminer un courant d'air ? Jeter en
prison un rayon de lune ? D'autant plus que je les soupçonne de ne rien
comprendre à ce que je fais sur scène. [...] Essentiellement pragmatiques,
ne fondant leur analyse, leur contrôle, leur répression que sur
une liste de mots clés fournie par leur chefs, termes qu'ils traquent
dans les textos des portables, la Toile, les journaux, les livres, ces fieffés
imbéciles n'ont pas conscience d'être devenus eux-mêmes des
nègres entièrement assujettis au diktat du Net."
"Il n'y a pas d'excuse, pas d'échappatoire. La pièce tragi-comique
est toujours en cours, il n'y a jamais relâche."
"Métamorphosé en histrion, en clown, je fais le pitre. Je
n'ai plus peur de rire de ma propre souffrance, la mettre en scène, aussi
pénible soit-elle. Se débarrasser de ses démons, de ses
angoisses, ses peurs. Les sublimer si possible dans l'art."
"Quels que soient les coq-à-l'âne, parenthèses
et autre digressions labyrinthique" dont le saltimbanque agrémente
la narration de sa descente aux enfers ponctuée d'événements
dramatiques ou truculents, le travail de sape de cette société
qu'il exècre, est minutieux et efficace. La charge contre la modernité,
l'évolution et la décadence de notre civilisation est certes pleine
de fantaisie mais sans appel.
Pour mieux tenir le lecteur à sa merci, Alexandre Naos le balade sans
répit, "à la frontière du réel et de la conscience,
dans une marge où tout semble devenir possible".
Un écho à "Indignez-vous", ouvrez les yeux et désobéissez.
La vie vous appartient, elle sera ce que vous en ferez.
L'auteur manie avec brio l'éloquence et l'art de la persuasion comme
les sophistes de la Grèce antique qui jouaient du syllogisme et de l'émotion
de leur auditoire pour faire passer leurs idées. Mais en bon contemporain,
Alexandre Naos use également de la formule facile : "Une vie
pépère cousue de fil blanc", "Croyez-en sur parole un
clown muet", "Le pire est toujours à venir","Heureusement
que je suis devenu fou sinon je n'aurais jamais su qui j'étais",
"On ne sait si c'est l'enfer qui a enfilé le costume du paradis
ou l'inverse"... , à la limite du slogan publicitaire, pour
endiguer à intervalle régulier sa logorrhée verbale et
relancer l'attention de son auditeur quand besoin est. Le monologue est vif
et tranchant. Du pur théâtre, du grand Art, non sans dérision
de la part d'un ancien bègue devenu mime...
Ce roman étrange et jubilatoire a une manière originale, drôle
mais profonde, d'aborder la folie et les dérapages de notre société
déliquescente. Le récit pourrait aussi se lire comme un roman
de politique fiction provocateur et engagé mais l'humour et les facéties,
nombreuses, ne parviennent pas à y masquer une authentique sensibilité,
une révolte devant la question des sans-papiers, une inquiétude
face aux dérives en marche.
Une lecture déstabilisante et fascinante qui laisse plein de question
en suspens.
Dominique Baillon-Lalande
(03/10/13)