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À l'approche de l'hiver, ce livre (publié il y a un an) pose avec gravité mais non sans humour la question de notre rapport à ces SDF condamnés à la misère et au froid sous nos yeux. « Un homme tremble au bas de l'immeuble. Le froid, la peur, Parkinson ? Faut-il appeler les services sociaux, la police, les urgences ? Un certain Martin, pour échapper aux frimas, squatte le hall spacieux mais non luxueux d'un immeuble parisien. C’est un immeuble banal situé dans un quartier qui, de toute évidence, n’est ni riche ni misérable. Avec pour habitants, des cadres, des employés, des chômeurs, des handicapés, des Noirs et des Arabes... Là habitent : Le SDF s'accroche au lieu avec une obstination farouche qui inquiète les locataires. Certes, c'est l'hiver et il faut bien que le pauvre homme se mette à l'abri mais l'homme qui vit dans la crasse et la luxure, ne fait rien pour se faire oublier. Il va même jusqu'à s'immiscer sans vergogne dans leur vie, observant les allées et venues de chacun et donnant son avis sur tout avec arrogance. Certains s’interrogent sur l'éventuelle moins value qu'une telle présence causerait à leur logement et leur image sociale, d'autres craignent pour leur sécurité, tous refusent de se faire pourrir la vie par ses remarques désobligeantes, moqueuses ou agressives et ses discours culpabilisateurs, prophétiques ou pornographiques. « Transmettre l’inquiétude, c’est le fonds de commerce de Martin et il a beau être ce qu’il est, un déchu, il faut y prendre garde, ne pas le provoquer car, perdu pour perdu, qui sait jusqu’où il irait pour bousiller le confort des autres ? » Les nerfs des habitants sont à vif mais ils ne savent comment se débarrasser de cet intrus encombrant. Peut-être le rendre moins visible et l'éloigner en l'installant dans le local surdimensionné des poubelles ? Mais personne n'osera lui soumettre cette proposition symboliquement dégradante et, entre ceux qui font mine de l'ignorer, ceux qui font l'effort de lui parler, ceux que la situation indiffère, amuse ou qui comme Cyrille sont séduits, un certain consensus s'installe.
À partir de la construction de « La vie mode d’emploi » de Georges Perec, titre référencé aujourd'hui au panthéon des classiques, Mathieu Lindon improvise des variations à la noirceur et la férocité assumées, transportant son immeuble n°1 quelques dizaines d'années plus tard, dans la France en crise du début du XXIe siècle. Dans cette radiographie sans concession de notre société, personne n'est épargné mais aucun n'est plus particulièrement montré du doigt ou jugé. Ce sont nos mensonges, nos préjugés, notre indifférence, nos contradictions et notre malaise face à la misère et à l'exclusion présente ici sous toutes ses formes, qui se retrouvent au rang des accusés et non les individus eux-mêmes. Ce huis clos tragi-comique diablement théâtral est découpé en chapitres mettant chacun en scène une des confrontations entre Martin et les locataires. Et ces saynètes cruelles ou drôles lèvent le voile sur les petits arrangements de chacun avec sa conscience, sur l'angoisse qui fragilise, la colère qui se tait et la dépression qui rôde, sur le racisme ordinaire, l’hypocrisie mais aussi la compassion, qui s'expriment tour à tour dans les espaces communs. Elles crient aussi la peur, celle de l'inconnu et de l'agression mais plus encore celle d'être contaminé et de subir soi-même un déclassement social, un drame dont l'éventualité ne peut être exclue par personne en temps de crise. La tension dramatique est tenue de bout en bout par l'ignorance des habitants quant au passé du squatteur, à son histoire, aux causes mêmes de ces tremblements qui l'agitent constamment (alcool, maladie, froid, faim ou folie ?). De quoi nourrir les inquiétudes de la communauté et jeter le trouble par la part hypothétique qu'elle laisse au basculement dans le délire et le crime. Martin est-il un agitateur, une victime, un déséquilibré ? Pourrait-il s'avérer dangereux ? Sur fond d'occupation d'un immeuble par un SDF avec prise en otage de ses habitants, cette farce dénonce avec une effrayante lucidité la barbarie de nos sociétés ultralibérales, inégalitaires et individualistes qui jettent au sol ceux qui perdent pied et soumettent par la crainte ceux qui peuvent encore la servir. Un constat qui peut s'appliquer à bien d'autres situations, car derrière la violence et les drames collectifs qui font la une de nos médias se cachent souvent les frustrations générées par la pauvreté et l'exclusion, et une manipulation habile de la peur qui provoque le repli chez et sur soi et l'acceptation. À lire et faire lire par ces temps troublés. Dominique Baillon-Lalande (26/11/15) |
Sommaire Lectures P.O.L. (Octobre 2014) 176 pages - 14,90 €
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