Retour à l'accueil du site





Michèle LESBRE

Chemins


Tout commence avec deux messages : l'un envoyé par un homme bien mis, assis de façon insolite sous un réverbère, absorbé par la lecture de Scènes de la vie de bohème d'Henry Murger (livre culte qui ne quittait jamais le bureau du père de la narratrice) ; l'autre par des amis de jeunesse, chez qui avec sa bande d'amis ils refaisaient le monde, qui la sollicitent pour garder  leur nouvelle maison et en entretenir le jardin durant leur absence.
Le passé pluriel la submerge.

Au moment où elle doit faire le deuil de la maison remplie de souvenirs que ses amis viennent de vendre, l'inconnu du réverbère renvoie la narratrice plus loin encore vers son enfance auprès de ce père insaisissable, "plus étranger que l'envahisseur allemand" lorsqu'il surgit dans sa vie.
« J'ai trois ans. Un homme qui me paraît immense entre dans la minuscule cuisine de l'appartement  rue du Souci à Poitiers, me prend dans ses bras, je ne l'ai jamais vu. Ma mère me demande de l'appeler papa. C'est mon père. »
L'arrivée de cet homme vient bouleverser le duo complice qu’elle formait jusque-là avec sa mère et longtemps elle observera l'homme avec curiosité, crainte et admiration.
« Les pères sont parfois incertains, l’amour aussi, c’est peut-être ce qui les rend si nécessaires. »
Le ménage formé par ses parents est houleux et de lui ne restent dans sa mémoire qu'une odeur de tabac froid, une image de moto et une vague crainte liée au souvenir de ses colères.
Ces Scènes de la vie de bohème entrevues dans les mains de l'inconnu, vont déclencher chez la narratrice l'envie d'une quête d'éléments nouveaux et complémentaires pour tenter d'élaborer seule, puisque sa mère n'est plus, un portrait composite et plus nourri de cet "intime étranger".
« Je me demandais si la lecture des Scènes de la vie de bohème m’aiderait à faire un bout de chemin jusqu’au jeune homme qu’était mon père lorsqu’il lisait ce livre, si elle m’aiderait à percer le mystère qu’il était encore pour moi. »

Ayant finalement, malgré ses réticences et hésitations, accepté de séjourner dans la nouvelle résidence de ses amis, elle décide d'apprivoiser ce nouveau lieu "sans mémoire" progressivement, avec quelques détours buissonniers, en s'attaquant parallèlement à la lecture du livre de chevet de son père.
Sur le chemin vers cette maison inconnue qui implique le deuil de celle de leur jeunesse commune militante et chaleureuse, elle prend le temps de respirer le vent, de flâner le long du canal en guettant les signes du passé, d'avancer au rythme du courant vers sa mémoire.
Elle vagabonde, curieuse des lieux et des êtres, ouverte au hasard et aux rencontres, d’hôtel en hôtel, de chemin creux en café. 
« L'homme de l'écluse me plaisait, j'aimais son charme désinvolte et ses divagations dans lesquelles je m'étais abandonnée et reconnue, mais les instants magiques sont des instants et doivent le rester. »
« Elle était réapparue la première, dans une robe qui faisait d'elle un étonnant bouquet vivant. »
La femme observe, se souvient, se laisse porter, s'interroge, et le voyage, pas à pas, se fait pèlerinage ou renaissance au gré du paysage. 

Le bord des Chemins empruntés par Michèle Lesbre est peuplé de fantômes et de vivants qui se côtoient et se répondent. Son itinéraire suit le présent des canaux avec ses chemins de halage au temps suspendu qui mènent la narratrice jusqu’à la Loire dans une ville nommée R. au rythme de sa lecture de Murger et des escales qui se présentent. Mais il emprunte aussi des détours tortueux pour lui permettre de replonger dans sa jeunesse étudiante au sein d'une communauté bercée par l'espoir d'un monde plus juste, et dans son enfance auprès de cette mère belle et aimante, aux côtés de ce père maladroit et imprévisible, violent à ses heures et tombé trop vite dans la maladie, agrémentée des  pauses estivales chez des grands-parents au jardin merveilleux.
La fulgurance des instants se juxtaposent aux fragments nostalgiques parés de couleurs passées, pour élaborer au final la mosaïque de toute une existence.
Mémoire et imagination, passé et présent, morts et vivants, s'entrecroisent au fil de l'eau, dans cette France douce et secrète des bords de canal ombragé, des jardins et des chambres au papier peint vieillot et défraîchi.  Des rencontres jalonnent ses pérégrinations aléatoires, des être charnels et généreux avec lesquels on aurait soi-même plaisir à passer un peu de temps comme une gardienne de vaches, un éclusier mythomane et séduisant, un couple délicieux de vieux mariniers ou même un chien, qui jamais ne détourneront la femme de sa quête première, intime, sur les traces d'un père encore jeune homme, insouciant et bohème.
« C'était un autre homme que je tentais d'approcher, celui qui n'était pas encore mon père et qui, dans le moment, prenait toute la place. »

Les chemins buissonniers, les rencontres fortuites, les paysages, nourrissent depuis toujours l'œuvre de Michèle Lesbre mais dans ce nouveau texte c'est à elle-même que mènent l'errance et les allées traversières qu'elle emprunte.
Avec son écriture délicate et minimaliste, l'auteur assume pleinement son goût pour la nostalgie, ose la lenteur et c'est vers la maturité et la sérénité que ses pas la conduisent.

C'est avec un vrai bonheur que le lecteur entre dans ce subtil roman de mémoire et d’atmosphère qui trace en pointillé et avec une sensibilité infinie, avec ses pièces manquantes comme des blancs dans l'album photos familial, une vie et ses ramifications.

Une pause bien agréable dans la tourmente des actualités. Superbe !

Dominique Baillon-Lalande 
(24/06/15)    



Retour
Sommaire
Lectures









Sabine Wespieser

(Février 2015)
144 pages - 16 €



Folio

(Février 2017)
160 pages - 5,90 €










Michèle Lesbre

a déjà publié une quinzaine de livres et obtenu plusieurs prix littéraires dont le Prix Pierre-Mac-Orlan, le Prix Millepages, le Prix des libraires Initiales...






Découvrir sur notre site
d'autres livres
du même auteur :

(tous réédités en Folio)

Le canapé rouge


Sur le sable


Nina par hasard


Un lac immense et blanc


Écoute la pluie