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Michèle LESBRE

Écoute la pluie


La narratrice prenait le métro pour rejoindre son amant au bord de la mer quand sa route croisa le vieil homme.
"Il portait un imperméable beige et tenait une canne. [...] A un moment, mon regard a croisé le sien. Il m'a souri, je lui ai souri aussi. Il avait une allure assez délurée malgré la canne et sa voussure, une sorte d'élégance fragile, quelque chose de désuet mais de charmant. Je m'en amusais, et puis j'ai pensé à toi, à nous, à notre rendez-vous. Il y avait dans son sourire l'esquisse d'une certitude dont je voulais qu'elle nous ressemble dans ce moment un peu trouble de notre histoire. [...] Puis le ronflement sourd de la rame qui s'approchait à grande vitesse a provoqué un frémissement parmi les rares voyageurs. Le vieil homme s'est tourné vers moi avec toujours ce sourire limpide, j'ai cru qu'il allait me demander quelque chose, mais il a sauté sur les rails comme un enfant qui enjambe un buisson, avec la même légèreté.
Des cris se sont mêlés au bruit strident des freins, l'imperméable beige a disparu sous la première voiture, le conducteur a jailli de sa cabine et s'est jeté contre un mur en sanglotant. Tout s'est figé. Une appréhension collective, un effroi tenaient les corps debout avant de les abandonner à l'hystérie. J'ai couru vers la sortie et encore dans la rue, jusqu'à ne plus pouvoir respirer.
"

La femme choquée voit dans cet épisode et le décor qui l'entoure la confirmation d'une époque sans pitié pour les plus fragiles. "Ce monde souterrain, les drames qui s'y déroulent, les violences qui s'y commettent me semblaient être la nuit de nos angoisses, où tentent de dormir et de survivre ceux qui n'ont plus de place en haut. La vie ordinaire ne les reconnaît plus, se moque de leur absence."
Jamais elle ne pourra oublier ce sourire et ce saut. Et au lieu de retrouver l'homme qu'elle aime à l'Hôtel des Embruns, pour ne pas être happée à son tour par cette violence, elle déambule sans but dans les rues de Paris, sous l'orage.

Ce face-à-face avec la mort en quasi simultanéité avec la perspective d'une escapade sentimentale va questionner cette relation amoureuse complexe, éclatée dans l'espace (lui à Nantes, elle dans la capitale) et en pointillé dans le temps, dont la précarité lui apparaît brutalement.
Et cette nuit parisienne de confusion profonde et d'errance vient en résonance avec d'autres nuits, ailleurs, se transforme en lettre d'amour à son amant, ce photographe que seul son métier semble vraiment faire vibrer. C'est à une invitation à revisiter leur histoire à travers les souvenirs de luttes de jeunesse (Lip, le Larzac...), de voyages (Cuba, Argentine, New-York), de leurs rencontres furtives, sans omettre les crises, les doutes et les évitements, qu'elle le convie pour essayer de comprendre ce qui demeure ou a fui. "La photographie a tissé entre nous, bien avant que nous nous connaissions, quelque chose de fort qui remplace souvent les mots. [...] Les voyages nous ont beaucoup portés, les retours nous ont perdus parfois [...] des espaces provisoires sans quotidien". "Tu ne dors peut-être pas, tu as laissé libre ma place dans le lit, comme les veuves de Noirmoutier dont le souvenir de leur marin disparu flotte dans la moitié du lit qu'elles n'occupent jamais [...] Cette nuit, je suis ton marin perdu."

D'autres fantômes s'invitent à cette introspection nomade comme le grand-père disparu, un solitaire dont l'amour a permis tous les autres et qui lui a légué le goût du silence, de la contemplation et de la nature, le père emporté par la maladie sans qu'elle ait su l'accompagner.

Elle retourne sur les lieux pour tenter d'en savoir plus sur cet homme dont le sourire au moment de mourir l'a troublée et apprend que c'était lui-même un ancien machiniste de la RATP qui venait de perdre sa femme.
La narratrice se l'imagine aussitôt la conscience lourde de cet automne de 1961 où, station Charonne, la police a chargé, ou dans la tragique soirée du 17 octobre de la même année.
"J'essayais d'imaginer dans quel décor il s'était levé le matin, quel vieux désespoir l'avait soudain rattrapé, quelles images insoutenables, lointaines ou non, quelle transformation du monde rendaient désormais la vie impossible. Peut-être seulement la solitude."

Revenue chez elle au petit matin sans avoir appelé son amant pour lui expliquer les raisons de son absence à cet hôtel de bord de mer qu'elle avait elle-même réservé comme une fête, incapable de lui faire le récit de sa nuit blanche, la femme laisse sur son répondeur ce message énigmatique : "Écoute la pluie" . Une manière toute personnelle de tenter de lui faire comprendre qu'ils sont vivants et que l'amour aussi peut, doit, se vivre pleinement.
Le photographe pour qui "les mots ne sont jamais à la hauteur", sera-t-il capable de comprendre ?

Le décor a ici toute sa place. Les lieux (de préférence les gares, les plages qui symbolisent un entre-deux), les rues, places et plages, les chambres ou appartement, la nature et même les objets (robe verte acquise de façon impulsive et aussitôt abandonnée sur un banc, vase ébréché chargé de souvenirs sorti du placard de la cuisine), deviennent personnages à part entière.

On retrouve dans ce court roman, les incursions historiques et idéologiques familières à la romancière (notamment l'évocation des manifestations pour le Larzac), le temps qui passe, la nostalgie et le refus de la résignation qu'elle décline sous toutes ses formes.
Et la narratrice, "spectatrice d'un monde lointain" comme la définit l'auteur, cette femme aux sentiments parfois contradictoires qui pense que "les vies d'adulte ne sont que des tentatives pour guérir le chagrin de l'enfance inachevée", cet être à la fois fragile et d'une détermination sans faille à vivre, s'inscrit de même dans la lignée de Nina, Édith, Hélène et Anne... rencontrées au fil des récits précédents de Michel Lesbre.

Le style simple et discret, l'écriture délicate et intime, émouvante et sans faux-fuyant sont d'une infinie justesse. Poétique par moment, n'hésitant pas à être crue quand cela s'avère nécessaire, la langue fouille la confusion des sentiments jusqu'au trouble le plus profond. Musicale, la pluie omniprésente vient, en écho à la chanson de Barbara, bercer le lecteur avec une infinie mélancolie.

Un roman fort et lumineux, à partir du voyage intérieur d'une narratrice au nom inconnu qui effeuille le livre de sa vie, semant au vent des questions sur l'amour, la lutte, le désir, la mort et la société qui nous entoure dans une errance toute en ombre et lumière, cinématographique, à la manière de Patrick Modiano que l'auteur admire tant.

Un livre habité et sensible, dense et bouleversant, sur le monde et l'urgence de vivre. Superbe !

Dominique Baillon-Lalande 
(05/03/13)    



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Lectures









Sabine Wespieser

(Février 2013)
112 pages - 14 €










Michèle Lesbre

a déjà publié une quinzaine de livres et obtenu plusieurs prix littéraires dont le Prix Pierre-Mac-Orlan, le Prix Millepages, le Prix des libraires Initiales...






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