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LEE Seung-U


La baignoire


« Vous allez écrire un roman d'amour. Non, vous souhaitez plutôt que ce que vous êtes en train d'écrire soit un roman d’amour. En tout cas, vous aimeriez que ce soit lu comme un roman d'amour. »

Le narrateur, en utilisant le "vous" cher à Butor, tout en renouant avec l'écriture blanche et minimaliste du Nouveau Roman, s'adresse à la fois à lui-même et à nous, lecteurs. Par ce biais, il instaure, à la fois une distance, le vouvoiement, et une dangereuse proximité ; ce "vous", c'est lui, c'est nous, c'est moi, l'éternel amoureux, celui qui, convoqué par l'être aimé pour effacer les dernières traces d'une relation, ici un cadre et un rasoir, – « Les objets sont des fossiles qui retiennent captifs le temps. Pour s'affranchir de quelqu'un, il faut d'abord se séparer de ces objets. » – va effectivement ne se heurter qu’à l'absence, une photographie dans un cadre, et à la coupure de la séparation symbolisée par le rasoir. Celui qui quitte l'autre, tranche, sépare ceux qui, un moment, ont cru être seuls au monde.
« L'amour, un art qui rétrécit l'univers. Le monde est pour eux [les amoureux] un monde exigu, un monde qui vient de naître, où n'existent qu’eux deux. »
Étrange histoire que cette rencontre amoureuse dans des ruines mayas sous une clarté lunaire et fantomatique.

Ce jeune Coréen de 37 ans, mal marié, au bord du licenciement économique, vit cette rencontre avec une compatriote au Mexique comme l’acmé de sa vie – « Au moment où vos lèvres s'étaient approchées des siennes, tous vos sens s'étaient éveillés, tendus à l'extrême. Vous entendiez le bruit de la sève monter dans les arbres depuis les racines jusqu'à la pointe des branches, vous voyiez la rosée rouler comme des perles sur l'herbe, les rayons de la lune fendre l'air en vibrant, vous sentiez le parfum des fleurs pas encore écloses. [...] La lune était descendue tout près de la terre, si près que vous l'auriez touchée en tendant la main. Le monde resplendissait comme au premier jour. » – et aussi comme sa fin : « Des rayons blancs, froids, qui vous invitaient à entrer dans l'eau, vous tiraient par le bras. [...] Le clair de lune était entré en vous. La lune y avait tracé un chemin. Vous veniez d'avouer que, vous aussi, vous pouviez mourir maintenant. »
Des paragraphes entiers, déclinée avec de faibles variantes, se répètent comme le ressac, le bruit de l'eau, chaque nuit, dans la baignoire de l'appartement de la femme aimée, des paragraphes sur les amoureux seuls au monde, sur le chemin de la clarté lunaire sous la mer, sur le chuchotement à "votre" oreille de la légende maya de la fin du monde.
« Quand la tunique de ce dernier s'est déchirée une énorme quantité d’eau s’est déversée, recouvrant la terre entière. [...] Le ciel s'est effondré, ce fut la fin du monde... »

Plus qu'un court roman d'amour, un long poème de mort, la chronique d'une dépression et d’un suicide annoncé. Cette jeune femme que "vous" rencontrez par hasard et que "vous" retrouvez tout aussi par hasard parce que "vous" êtes muté dans sa ville, le destin ? Cette jeune femme n’est-elle pas veuve et si pâle et si brune et si maigre ?

Sylvie Lansade 
(16/07/16)    



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Lectures








Serge Safran

(Mars 2016)
144 pages - 15,90 €


Traduit du coréen par
Choi Mikyung
et Jean-Noël Juttet







Lee Seung-U,
né en 1959 en Corée du Sud, nouvelliste et romancier, a obtenu plusieurs prix littéraires importants.

Bio-bibliographie
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