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Khaled KHALIFA

Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville


Le roman de Khaled Khalifa, à partir d'une histoire familiale sur trois générations, décrit la situation de la Syrie sur les cinquante années qui ont suivi l'indépendance et plus particulièrement la vie à Alep. 

Le narrateur, né  en 1963 le jour même du coup d’État du parti Baath, évoque tout d'abord sa mère, fille d'un bourgeois haut fonctionnaire du rail qui, contre l'avis de sa famille, a épousé un paysan qui l’emmènera vivre à la campagne. Après lui avoir fait quatre enfants dont une petite fille handicapée mentale, l'homme fuira aux États Unis avec une archéologue plus âgée sans donner par la suite la moindre nouvelle. De cet abandon vécu comme un désaveu jamais la mère ne se remettra. Sa vie ensuite sera celle d'une enseignante sévère pétrie de morale, rongée de solitude et confite dans le malheur qui jamais n'acceptera ni la solitude ni le handicap de sa plus jeune fille. Celle-ci s'éteindra à l'age de dix ans laissant à la fratrie qui la couvait une indélébile blessure et une rancœur non exprimée pour la mère visiblement soulagée d'être débarrassée de la honte supplémentaire que la petite représentait pour elle. 
Les deux frères de la mère sont très différents. L'aîné enfermé dans son éducation et ses principes a rejeté la mauvaise fille qu'il a fallu marier rapidement à son amant de la campagne comme il l'a fait avec le benjamin homosexuel adoré par sa sœur. Ce dernier, devenu musicien dans un orchestre professionnel, a tendance à considérer « la mère » comme la sienne et sera durant toute cette période très proche d'elle et des siens. Il transmettra d'ailleurs son goût pour la musique à l’aîné de ses neveux que ses talents de violoniste et de compositeur lui ont fait prendre sous son aile. Un éternel amoureux doux et sensible, toujours affectueux avec les siens qui sera le premier surpris quand son « protégé » s’engagera en 2003 dans le djihad contre les Américains en Irak.
Sawsan, sœur du narrateur, est une jeune fille pleine d'ambition, à la fois belle et cultivée, qui refuse  de  revivre la triste existence de cette mère qu'elle dit mépriser. Pour changer le cours des choses,  celle que son grand frère considère comme une déesse se laisse embrigader dans les rangs de la milice du Baath, puis s’enrôle dans les rangs des parachutistes pour tomber ensuite amoureuse d'un des jeunes instructeurs. Il est beau et elle se voit déjà parée de l'influence de la femme d'un officier donnant des ordres aux domestiques. Quand celui-ci quitte l'armée pour prendre un poste chez un des « princes » de Dubaï, c'est du rêve plein la tête qu'elle le suivra. La chute en sera d'autant plus rude et, magistrale putain rejetée par son amant et protecteur tombée en disgrâce, elle reviendra blessée et dépressive auprès de sa famille. Marque de l'évolution des mentalités, après avoir embrassé le Parti et joué les courtisanes, elle se voile et cherche sa rédemption dans la religion.

Le narrateur, benjamin de la famille, après avoir obtenu sans éclat une licence de lettres et fait son service militaire, gagne modestement sa vie en traduisant les bulletins financiers et la correspondance d'une firme textile tout en se tenant prudemment en marge de la marche du monde, en observateur.
 
La vie de la famille est toute en solitude, marquée par les fins de mois difficiles, la peur, la violence et la destruction qui sont l'ordinaire de tous. Partout les bâtiments se dégradent, les fenêtres sont barricadées, les cinémas ferment, les conversations se font rares ou prudentes.  Dans cette Syrie où il est de plus en plus complexe de survivre, où le seul espoir est que si « Le sang des victimes ne fait pas mourir le tyran, c'est une porte entrebâillée qui se referme petit à petit jusqu'à étrangler l'assassin » comme le dit « la mère », où les intellectuels, universitaires ou artistes  par « peur des parachutes, des cheikhs, des prêtres» fuient « ce régime de terreur où les viols, les exactions, les usurpations ont lieu en toute impunité » ou se suicident,  le seul avenir qui se dessine est pavé de cadavres et semble conduire inexorablement à la mort violente. L'exil choisi par le père ou les amis du musicien serait-il la seule solution ? 

 

   Le jeune narrateur ne s’inscrit presque jamais dans le fil de l’histoire mais se positionne en témoin de cette descente aux enfers. Avec tendresse et sans jugement pour les siens, sans lamentations non plus, il fait défiler sous les yeux des lecteurs cinquante ans d'histoire collective et personnelle avec un réalisme absolu. Le titre (superbe !) en peu de mot dit tout. On le retrouve explicité en quelque sorte dans ce passage : Elle ne l’a pas entendu en train de la supplier de rester loin de la ruelle qui est devenue dernièrement le sujet favori de la presse locale vu le nombre de crimes perpétrés. Le dernier en date fut l’homme qui a brûlé sa femme et ses quatre enfants, puis s’est suicidé en utilisant le couteau de la cuisine, hurlant en direction de ses voisins : mourir brûlé est plus honorable que d’attendre le mourir de faim, se demandant amèrement : N’y a-t-il pas de couteaux dans les cuisines de cette ville ? ».

Ce n'est pas un hasard si le narrateur est né le jour même du coup d'état du Baath, si le roman s'ouvre sur  la mort de la mère pour se conclure sur le suicide d'un de ses fils, si Khaled Khalifa choisit comme décor Alep, sa ville natale aux mille traditions musicales ou culinaires, avec sa bourgeoisie nostalgique, ses confluences multiples, son cosmopolitisme, une coexistence islamo-chrétienne ancrée dans l’histoire et le patrimoine dont il ne reste plus qu'une cité ravagée où la plupart des quartiers se sont transformés en bidonvilles. Cela rend symboliquement et émotionnellement plus fort le tableau de l'effondrement de son pays sous le joug de la dictature du jamais nommément cité, Hafed El-Assad (père de l'actuel Bachar El-Assad) qu'il dresse pour nous. Ce sont les rouages de cette politique de répression policière avec ses instruments que sont la peur, la délation,  la corruption, la paupérisation des populations, l'exacerbation des communautarismes (exemple des Kurdes pauvres et ruraux opposés à la bourgeoisie aisée de la ville), la militarisation et le fanatisme religieux avec l'effacement de l'individu sous l'uniforme, que l'auteur avec sa focale spécifique met à nu dans son roman.
Une façon, sous la forme d'une innocente saga familiale qui jamais ne se transforme en pamphlet,  de mettre en lumière la crise morale, la violence et la guerre civile encore larvée alors entre baassistes et islamistes  dans cette république arabe du Proche Orient d'avant l'explosion du « Printemps arabe ». 

Ce roman passionnant et instructif qui nous donne d'autres clefs d'interprétation du drame syrien actuel, est habité de l'intérieur par des personnages attachants et contrastés, tous victimes à leur manière, et acteurs parfois, des dérapages de l'Histoire dans ce territoire qui semble s'enfoncer chaque jour plus profondément dans la nuit.
Ce livre a reçu le prix Naguib Mahfouz en 2013. À lire absolument !

Dominique Baillon-Lalande 
(03/12/16)    



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Actes Sud

(Septembre 2016)
256 pages - 21,80 €



Traduit de l'arabe (Syrie)
par Rania SAMARA










Khaled Khalifa,
né à Alep en 1964, scénariste de plusieurs films et séries télévisées, fondateur d'une revue culturelle, a déjà publié trois romans.