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Le roman de Khaled Khalifa, à partir d'une histoire familiale sur trois générations, décrit la situation de la Syrie sur les cinquante années qui ont suivi l'indépendance et plus particulièrement la vie à Alep. Le narrateur, né en 1963 le jour même du coup d’État du parti Baath, évoque tout d'abord sa mère, fille d'un bourgeois haut fonctionnaire du rail qui, contre l'avis de sa famille, a épousé un paysan qui l’emmènera vivre à la campagne. Après lui avoir fait quatre enfants dont une petite fille handicapée mentale, l'homme fuira aux États Unis avec une archéologue plus âgée sans donner par la suite la moindre nouvelle. De cet abandon vécu comme un désaveu jamais la mère ne se remettra. Sa vie ensuite sera celle d'une enseignante sévère pétrie de morale, rongée de solitude et confite dans le malheur qui jamais n'acceptera ni la solitude ni le handicap de sa plus jeune fille. Celle-ci s'éteindra à l'age de dix ans laissant à la fratrie qui la couvait une indélébile blessure et une rancœur non exprimée pour la mère visiblement soulagée d'être débarrassée de la honte supplémentaire que la petite représentait pour elle. Le narrateur, benjamin de la famille, après avoir obtenu sans éclat une licence de lettres et fait son service militaire, gagne modestement sa vie en traduisant les bulletins financiers et la correspondance d'une firme textile tout en se tenant prudemment en marge de la marche du monde, en observateur.
Le jeune narrateur ne s’inscrit presque jamais dans le fil de l’histoire mais se positionne en témoin de cette descente aux enfers. Avec tendresse et sans jugement pour les siens, sans lamentations non plus, il fait défiler sous les yeux des lecteurs cinquante ans d'histoire collective et personnelle avec un réalisme absolu. Le titre (superbe !) en peu de mot dit tout. On le retrouve explicité en quelque sorte dans ce passage : Elle ne l’a pas entendu en train de la supplier de rester loin de la ruelle qui est devenue dernièrement le sujet favori de la presse locale vu le nombre de crimes perpétrés. Le dernier en date fut l’homme qui a brûlé sa femme et ses quatre enfants, puis s’est suicidé en utilisant le couteau de la cuisine, hurlant en direction de ses voisins : mourir brûlé est plus honorable que d’attendre le mourir de faim, se demandant amèrement : N’y a-t-il pas de couteaux dans les cuisines de cette ville ? ». Ce n'est pas un hasard si le narrateur est né le jour même du coup d'état du Baath, si le roman s'ouvre sur la mort de la mère pour se conclure sur le suicide d'un de ses fils, si Khaled Khalifa choisit comme décor Alep, sa ville natale aux mille traditions musicales ou culinaires, avec sa bourgeoisie nostalgique, ses confluences multiples, son cosmopolitisme, une coexistence islamo-chrétienne ancrée dans l’histoire et le patrimoine dont il ne reste plus qu'une cité ravagée où la plupart des quartiers se sont transformés en bidonvilles. Cela rend symboliquement et émotionnellement plus fort le tableau de l'effondrement de son pays sous le joug de la dictature du jamais nommément cité, Hafed El-Assad (père de l'actuel Bachar El-Assad) qu'il dresse pour nous. Ce sont les rouages de cette politique de répression policière avec ses instruments que sont la peur, la délation, la corruption, la paupérisation des populations, l'exacerbation des communautarismes (exemple des Kurdes pauvres et ruraux opposés à la bourgeoisie aisée de la ville), la militarisation et le fanatisme religieux avec l'effacement de l'individu sous l'uniforme, que l'auteur avec sa focale spécifique met à nu dans son roman. Ce roman passionnant et instructif qui nous donne d'autres clefs d'interprétation du drame syrien actuel, est habité de l'intérieur par des personnages attachants et contrastés, tous victimes à leur manière, et acteurs parfois, des dérapages de l'Histoire dans ce territoire qui semble s'enfoncer chaque jour plus profondément dans la nuit. Dominique Baillon-Lalande |
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