Le roman se déroule dans l'Amérique mythique des premiers colons
du Sud.
Le récit est tout d'abord celui d'une vieille femme blanche au service
de Lucious Wilson depuis ses 18 ans.
A 14 ans, en 1850, elle avait été l'épouse de Linus Lancaster,
un petit cousin de sa mère, éleveur de cochons dans le comté
de Charlotte au fin fond du Kentucky, qui était parvenu à faire
croire à sa famille restée dans l'Indiana lors du décès
de sa première épouse, que sa ferme était un petit coin
de paradis et que la gamine qu'il prenait pour épouse pourrait y donner
libre cours à son goût pour la lecture, voire y réaliser
son rêve de devenir maîtresse d'école.
Ses parents avaient dit oui et Ginny, gamine assez amoureuse des livres, des
chants et des histoires pour avoir écrit pour l'école une histoire
de princesse qui réussissait à devenir la reine des nuages, qui
avait été choisie par l'institutrice pour la seconder, avait suivi
avec envie ce prince plein de promesses.
Une fois sur place, la désillusion est rude : la ferme est une ruine,
l'isolement est total, l'homme s'avère autoritaire et alcoolique. Il
a vite brûlé ses livres "Nous avons la bible s'il
te faut des histoires. Tourne ton attention vers ces bonnes paroles et vers
elles seules. Il n'y avait que le bon livre pour ma chère défunte,
et il n'y en aura pas d'autre pour toi." et garde toujours son
fouet à portée de la main. L'homme, en accord avec les coutumes
locales, traite avec plus de respect ses porcs que sa femme et ses esclaves
noirs, Horace et Ulysse, ses hommes de main, Alcofiras, le vieux jardinier,
Zinnia et Cleome, deux gamines affectées à la maison.
Ici, le paradis ressemble à l'enfer.
Les seules complices de l'adolescente sont alors Zinnia et Cleome, deux surs
de dix et douze ans, esclaves et filles d'esclaves, affectées à
la maison. Une fois les tâches ménagères accomplies, elles
peuvent jouer avec Ginny, qu'elles appellent mère, courir avec elle et
cueillir des pâquerettes pour confectionner des colliers ou couronnes.
La visite de ses parents, venus quelques mois plus tard revoir leur fille, avec
une mère sous le charme du séducteur et un père qui ne
put que constater l'étendue du désastre et les mensonges permanents
du maître des lieux, n'arrangea rien : les dés étaient jetés.
Jamais Ginestra dite Ginny ne reverra les siens.
Mais, l'épouse ne répondant pas avec assez d'enthousiasme et
de docilité aux désirs de son seigneur et maître, le mâle
insatisfait la délaisse rapidement sous prétexte d'une stérilité
probable qui l'empêcherait de lui offrir la descendance à laquelle
il estime avoir droit pour abuser sexuellement avec provocation et régularité
de ses deux jeunes esclaves, alternant brimades et visites nocturnes.
Pour celle qui se retrouve simultanément abandonnée et humiliée
par son époux, trahie par ses deux amies, il ne reste qu'à se
venger. Elle ne trouvera soulagement, face à l'arrogance et au mépris
de son mari, qu'en martyrisant les deux adolescentes qui passeront immédiatement
du camp des complices à celui des boucs émissaires.
Les coups de fouet, le cachot, les brimades et punitions infligées tour
à tour par le fermier et sa femme, deviennent alors le quotidien de Cleome
et Zinnia, ces gamines aux noms de fleurs qui ont appris à maîtriser
l'art d'échapper à elle-même quand la douleur devenait insoutenable.
Mais la situation au "paradis" basculera avec l'exécution
à coup de fouet d'Alcofibras par Linus, par l'abandon de son cadavre
en forêt offert en pâture aux animaux errants. Un acte injuste et
dément qui conduira les esclaves sur la voie de la révolte.
Jusqu'à ce qu'un matin glacé, le tyran se retrouve avec un pic
à saigner les porcs dans la nuque. Rébellion ou vengeance ? Horace
et Ulysse se sont enfuis et les trois femmes restent face à face, à
deux contre une. La maîtresse déchue se retrouve seule à
la merci de ses deux jeunes esclaves avides d'inverser les rôles. Zinnia
semble mener la danse et Cleome, enceinte du maître, plus suiveuse, mais
toutes deux endossent les habits du bourreau sans tarder.
Ginny, enchaînée, tâte à son tour du cachot et doit
lutter contre les rats pour survivre. Juste retour des choses ou règlement
de comptes, la nouvelle victime ne se pose pas la question et accepte son sort
avec fatalisme.
Puis les deux esclaves, dorénavant sans maître et lassées
par leur nouveau rôle, pressées par la grossesse de Cleome de trouver
aide et assistance, quittent enfin les lieux maudits.
Ginny parviendra à son tour à se défaire de sa chaîne
et à fuir vers le Nord.
Elle a 18 ans quand le bon Lucious Wilson, la trouvant misérable et
affaiblie cachée dans un de ses appentis, la prendra à son service.
Elle s'y refera une santé, parviendra à trouver là, non
l'oubli mais l'apaisement, et demeurera au service du brave homme le reste de
sa vie.
Dans ce roman sombre et ambitieux qui s'étend de 1830 à 1930,
traversant la Guerre de Sécession, aux États-Unis, s'enchevêtrent
les époques et les voix avec en toile de fond, la mort comme une permanence.
Le premier chapitre évoque l'histoire d'un misérable colon qui
creuse un puits pour trouver de l'eau pour sa famille et qui voit son bébé
y tomber et périr. C'est autour de ce même puits que tourne la
vie des habitants du "paradis", propriétaires ou main-d'uvre
exploitée sans condition.
Et cette succession de malheurs ressemble à une fatalité qui condamnerait
ce pays à se construire à partir des sacrifices et du sang des
hommes.
L'auteur dans le portrait qu'il dresse de cette période, rend tangible
la tension qui mine les relations entre maîtres et esclaves, Blancs et
Noirs, et la violence est ici à la hauteur des frustrations, de l'humiliation
et de la souffrance des uns et des autres. il pour il, dent pour
dent, semble être la seule issue possible mais la vengeance s'y exerce
sans vrai plaisir et sans haine, comme une forme d'évidence. "La
haine ne rend que la haine" et être bourreau ou victime n'est
qu'une question de pouvoir et de temps.
La narration est toujours portée ici par le camp des vainqueurs. C'est
d'abord Ginny qui prend la parole pour raconter son histoire, puis Zinnia qui
prend le relais.
Ce roman plus noir que noir qui s'articule donc autour de la confession successive
des deux femmes, évite le pathos et la jouissance malsaine face à
l'horreur pour s'inscrire dans un tableau presque clinique de la souffrance
des uns, la tyrannie des autres, la cruauté et la mesquinerie de chacun
et la sauvagerie générale.
Et le lecteur se laisse piéger à ressentir fascination et dégoût
devant ces 250 pages, hantées par le mal et marquées par le sceau
de l'obscurité de l'âme humaine autant que de l'Histoire, embarqué
par ce récit puissant et profond à la construction complexe mais
parfaite, porté par un sens exceptionnel de la narration.
Un texte fort qui nous hante longtemps.
Les bonnes gens a figuré dans la dernière sélection
du prestigieux PEN/Faulkner Award 2013.
Dominique Baillon-Lalande
(09/07/14)