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Françoise HENRY

Sans garde-fou



Ne pas se pencher sur l'abime sans garde-fou. Ne pas se pencher. Ne pas tomber. Ne pas garder le fou. Le titre de l'ouvrage de Françoise Henry suggère tout cela. Le roman raconte l'histoire de Sonia et André. Sonia, grande et belle blonde d'une quarantaine d'années, juchée sur les talons hauts de ses bottes, a accepté de s'occuper d'André, le fils de vieux amis de ses parents. André est "différent", légèrement déficient, pas assez atteint pour être interné dans une structure spécialisée. À quarante-sept ans, il porte beau dans son costume trois-pièces lorsqu'il invite Sonia au restaurant. Mais dans la vie courante, quelque part dans le XIIIe arrondissement, il sème la perturbation dans le HLM où il vit. On lui a alloué un studio, un logement réservé aux personnes telles que lui, et il perçoit une petite pension. Les autres habitants de l'immeuble sont excédés par son attitude, ou attendris par son désarroi. Et puis, lentement, le presque fou se clochardise.

André est un tendre, un écorché vif. Tout lui est prétexte pour s'extasier, s'enthousiasmer, se mettre en colère. Lucide parfois jusqu'à la douleur, il voudrait "ne pas s'enliser" et faire quelque chose de sa vie. Se marier, par exemple. Avec Sonia, qu'il appelle sa "princesse". Mais tout lui est obstacle, le ménage dans son studio, la simple hygiène élémentaire. Il ne sait rien du quant-à-soi qui régit les rapports sociaux.

Sonia est une bonne âme, une assistante sociale qui enfreint les codes de son métier et noue avec André une relation qui dépasse le cadre strictement professionnel. "Elle a toujours eu ce désir en elle : aider les autres. C'est avec les incompris, et les décalés, qu'au fond d'elle-même elle se sent à sa place". Elle accepte d'aller avec lui au restaurant, elle accepte qu'il lui tienne la main, puis qu'il la tutoie. Elle est troublée par ce type pas comme les autres, gentil et désemparé. Peut-être va-t-elle trop loin ? Oui, bien sûr, elle va trop loin, en est consciente. Et lorsqu'il tente de l'embrasser, elle s'éloigne.

Le roman est bâti par petites scènes où la parole des voisines d'André est dominante. Ce "Mr A" (c'est-à-dire André, appartement A) habite sur le même palier que Mlle B et Mme C (appartements B et C). Les voisines B et C, et d'autres aussi, moins présentes, apportent au lecteur un éclairage personnel et parfois biaisé sur le comportement de Mr A. Elles s'expriment comme à la barre d'un tribunal, en témoins capitaux, partie prenante de la vie de leur voisin, mais en parsemant leur témoignage de considérations personnelles et générales sur la conduite à adopter face à de tels énergumènes. Car André est un énergumène, criant parfois dans l'allée en caleçon et débardeur sale, n'ouvrant jamais ses volets, pouvant sonner quinze fois de suite à la même porte pour quémander un peu d'attention. Voisinage difficile.

Le fil rouge du roman est le trajet en train de Sonia. Un matin d'hiver, très tôt, elle reçoit un coup de téléphone, mais personne au bout du fil. C'est André, pense-t-elle. Il est perdu, il a besoin d'elle. Elle l'a abandonné. Alors elle s'habille – avec soin – et part pour la gare de Mantes-la-Jolie, rate le train direct et prend l'omnibus. Le trajet est long, il se met à neiger, le train est arrêté. À Paris, sur la ligne 14 qui la conduit de Saint-Lazare à Olympiades, une panne la retarde à nouveau. Comme si tout se liguait pour qu'elle ne puisse pas retrouver André, le retrouver à temps, le sauver avant qu'il meure de froid sur le pavé. Car désormais, il est SDF.

Françoise Henry donne ici un roman humain et sensible. Les personnages d'André et de Sonia sont liés par un déroulé commun tout personnel – la mort de leurs mères respectives, le vide de leur vie – et inconciliable. Paris est nommée "Ville de l'Apparence", "Ville des Voitures", et autres expressions qui toutes suggèrent qu'un homme tel qu'André n'y a pas sa place. Personne n'est coupable de la dérive de Mr A – sa sœur peut-être, qui refuse de le recevoir. Personne non plus n'est innocent de sa déchéance.

Christine Bini 
(17/12/13)    
Lire d'autres articles de Christine Bini sur http://christinebini.blogspot.fr/



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Lectures








Grasset

(Octobre 2013)
224 pages - 17 €










Françoise Henry,
écrivain et comédienne,
a déjà publié une
dizaine de livres.





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