Un jour d'avril, Jean Deichel, chômeur de quarante-trois ans, est expulsé
du logement où il vivait seul, pour cause de loyers impayés. Une
conséquence prévisible du refus de respecter les injonctions et
règles du Pôle Emploi et de la perte de ses allocations. La période
où il trimait journellement en banlieue pour payer ses factures est révolue
et l'homme, sorti de cet esclavage moderne, ne désire plus y retourner.
"Chacun, peu à peu, s'était replié sur ses compromis,
en simulant des désirs qui n'étaient déjà plus que
le réflexe de consommateurs tristes", "Son désuvrement
avait pris la forme d'un refus tranquille".
En toute cohérence, ce même jour, il ne se déplacera pas au
bureau de vote pour l'élection présidentielle.
C'est donc volontairement que l'homme choisit de vivre en marge de cette société
avec laquelle son divorce est depuis longtemps consommé. Dorénavant,
sans argent, adresse, ni téléphone, c'est dans un vieux break
stationné en bas de son ancien appartement, qu'il dormira.
"J'étais donc à la rue. Ça vous prend à
peine quelques jours pour dégringoler ; un soir, vous vous rendez compte
qu'il est trop tard. Dans mon cas, ça n'était pas encore dramatique
: j'avais la voiture. On me la prête depuis deux ans, elle appartient
à un ami qui travaille en Afrique."
"Ça me plaisait d'être là, dans la rue, sans rien
faire. Je n'avais aucune envie de démarrer. Pour aller où, d'ailleurs
? Je me sentais bien sous les arbres, rue de la Chine. La voiture était
garée le long du trottoir, en face du 27. Il y avait des pétales
de cerisiers qui tournoyaient dans l'air ; ils s'éparpillaient avec douceur
sur le pare-brise, comme des flocons de neige."
A l'intérieur de la boîte à gants de la R18, il trouve un
livre oublié par le propriétaire : En attendant Godot de Beckett.
Celui-ci deviendra son livre de chevet.
C'est alors pour lui une nouvelle vie qui commence, un "intervalle"
fait d'oisiveté et de flâneries à pied dans les rues de
son quartier du XXe arrondissement, au hasard ou sur les traces de Rousseau.
"Une lumière d'été traversait la ville comme un
feu calme. Les feuillages, les bancs, les jardins, les visages, tout s'enroulait
dans une clarté souriante."
"En remontant la rue des Pyrénées, cette ligne qui serpente
d'est en ouest à travers tout l'arrondissement, il m'arrive d'entrer
dans un état où l'illumination se confond avec le désert
: c'est une joie impersonnelle, elle semble loin de tout, à l'image de
ces rues que j'arpente en tous sens, où souffle l'esprit des rôdeurs
de barrière, des voies ferrées souterraines, des jardins ouvriers
; il me semble parfois qu'une forêt respire sous mes pas."
Souvent son chemin l'amène à l'ombre du cimetière du Père
Lachaise, ou à son enceinte au pied de laquelle les cent quarante-sept
combattants de la Commune de Paris, fusillés par les Versaillais en mai
1871, reposent.
L'homme dans ses errances solitaires, le ventre vide et l'esprit tendu, perçoit,
lorsqu'il entre en communion avec les lieux, les fantômes qui les hantent.
"Est-ce que quelqu'un se souvient [...] il y a eu un camp d'internement
où la République Française, à partir de 1941, a
entassé ce qu'elle nomme des indésirables : républicains
espagnols, combattants des brigades internationales interdits dans leur pays,
réfugiés d'Europe centrale fuyant le nazisme, résistants
communistes et gaullistes, femmes juives déportées vers Auschwitz
? Lorsqu'on marche dans Paris, on s'imagine qu'on se promène, mais on
piétine surtout les morts."
A l'abri dans son nid improvisé, il est malgré lui spectateur
un matin d'une scène effrayante : un SDF qui dormait dans un container
à ordures s'est fait broyer dans la benne de ramassage sans que les éboueurs
puissent empêcher ce massacre. "Le chauffeur a aussitôt
arrêté le mécanisme, mais c'était trop tard."
Les deux employés, des jumeaux Soninkés qui vivent depuis deux
ans dans un foyer de Montreuil avec leur père et avec lesquels Jean fume
parfois une cigarette en échangeant quelques mots du quotidien sous le
cerisier devenu "arbre à palabre", sont atterrés, inconsolables.
Jean, également choqué, proposera le lendemain aux frères
maliens, dans un élan de fraternité, d'improviser ensemble un
rituel d'adieu fait d'offrandes et de chants pour accompagner l'esprit de la
victime dans son ailleurs.
Tous les matins, notre homme profite de la gratuité pour les chômeurs
de la piscine du quartier pour se maintenir propre. Il négocie aussi,
parfois, un repas gratuit chez le Chinois contre quelques leçons à
la fille du restaurateur. La débrouille.
"Il me restait juste un peu d'argent pour tenir jusqu'à la fin
de l'été. Depuis que je vivais dans la voiture, je m'étais
débarrassé de la manie de consommer : à part quelques cafés
ou des verres de vins, le soir dans les bars du XXe arrondissement, je n'achetais
rien. [
] Je lisais à la bibliothèque et m'allongeais dans
les parcs : ce sont les dernières activités gratuites."
Un matin d'été alors qu'il fait des longueurs, son attention est
attirée par une femme qui court méthodiquement autour du bassin
puis jette à l'eau son livre avant de partir précipitamment. Il
s'agit de La Guerre civile en France de Marx, qu'il récupère avant
de se renseigner sur cette étrange apparition. C'est en donnant son sang,
contre un sandwich, qu'il retrouvera Anna Wroblewski, belle descendante d'un
général de la Commune, femme à la vie mouvementée
et romanesque, surnommée par tous "reine de Pologne".
Le soir, ce sont les bars de Belleville qui l'attirent. Là, tout un
monde artistique interlope s'ouvre à lui. L'alcool et les mots s'y partagent
bruyamment et les nuits s'y consument à discuter de Marx, de Max Stirner,
du G8 de 2001 à Gênes, de la crise en Grèce, de peinture
ou de littérature.
Durant ses minutieuses explorations urbaines, il découvre à certains
endroits, peint en rouge sur les murs, un mystérieux poisson à
tête humaine assorti d'énigmatiques inscriptions. Le premier qui
s'est imposé à lui rue de Satan (à quelques pas de la rue
de Dieu), affirmait "La société n'existe pas".
Puis suivront : "La France, c'est le crime", "Identité
= malédiction", "Dieu est Noir"... Le dessin répété
à l'identique l'obsède et Jean y pressent un avertissement, un
signe de ralliement, une société de l'ombre aux aguets qui annoncerait
une révolution.
Avec l'aide de la "reine de Pologne", d'une plasticienne férue
de mythologie africaine, à l'aune de la réaction de ses deux amis
maliens, il glane des renseignements convergents : ce symbole renverrait au
"Renard pâle", un dieu rebelle de la mythologie des Dogons du
Mali, semblable au Satan de la chrétienté. Un animal symbole de
l'anarchie choisi comme emblème par un groupe révolutionnaire
de sans-papiers africains qui organise clandestinement la révolte.
"Une guerre civile divise la France, comme tous les pays qui suspendent
le droit de certaines personnes en criminalisant leur simple existence. Elle
oppose les étrangers "indésirables", comme vous dites,
et les forces de police. Le plus souvent, elle est dissimulée pour des
raisons politiques : ainsi reste-t-elle en partie secrète ; mais il arrive,
pour les mêmes raisons, qu'on l'exhibe : elle dégénère
en spectacle, et les médias, en présentant les sans-papiers comme
des délinquants qui enfreignent une loi, maquillent alors cette guerre
en lutte contre l'insécurité."
Quand enfin il rencontre cette communauté clandestine, il est conquis
au point de laisser leur chef, le griot, brûler ses propres papiers d'identité
par solidarité et intégrer ainsi cette communauté en action.
"...notre existence se déroule dans la région du trouble
: nous sommes là et pas là [...], nous avons aussi des mains qui
échappent à la prise. [
] Nous sommes capables de disparaître
en un éclair, comme une volée de tourterelles. Nous existons par
éclipses. Nous sommes le peuple sans traces, celui qui pour clamer son
identité a effacé ce qui la fonde."
"Le fichier Eurodac est un système européen de reconnaissance
d'empreintes digitales. Plus d'un million de sans-papiers et de demandeurs d'asile
y sont répertoriés. [...] Nos corps nous dénoncent et nos
mains nous trahissent. [...] On est à Lampedusa, mais ça pourrait
avoir lieu à Calais ou dans n'importe quel autre coin d'une zone de transit.
Le feu est allumé continuellement pour le thé et la toilette,
pour cuire des conserves ; mais on y chauffe aussi des barres de fer. [...]
Issa et Touré s'avancent, ils prennent à leur tour le bout de
métal et brûlent leurs doigts. Il faut répéter ce
geste trois jours de suite pour que les empreintes soient effacées."
"Les barbelés, les matraques, les menottes, les bombes lacrymogènes
circulent comme des mots raturés sur une page ; ils sont en trop mais
impossibles à effacer. En un sens, c'est eux qui donnent à notre
action l'intensité qui la destine au combat."
Jean se sent prêt à s'abstraire comme eux derrière un masque
Dogon en bois pour rejoindre la grande procession qui, en envahissant la capitale,
rendra visibles ceux auxquels la société refuse toute identité
et tout droit à vivre décemment.
"Ce n'est pas pour nous cacher que nous portons des masques mais afin
de ritualiser notre séparation. Entre votre monde et nous, rien de commun."
"Sous nos masques un murmure s'élève. C'est la voix du Renard
pâle. Sa parole ouvre en chacun de nous une espérance, elle transmet
son feu à tous les masques, elle salue le ciel et les étoiles."
"Nous n'avons pas eu grand-chose à faire pour allumer ce brasier
: il est facile d'envoyer aux flammes un monde qui se consume depuis si longtemps
dans son chaos. À chaque instant, celui que vous avez construit perd
son équilibre, parce que dans ce monde tout se vaut : chaque chose y
est égale à son contraire, autrement dit plus rien n'a de valeur."
Le roman est structuré en deux parties radicalement différentes.
La première prend la forme d'un journal intime évoquant le chômage,
le déclassement social, la perte d'identité, l'errance nihiliste
et la quête du sens, narrés à la première personne
par un homme constamment en marge, de la société, des autres,
voire de lui-même. Un être vidé, fasciné par l'abîme,
spectateur permanent de l'agitation et de la débâcle extérieure
qui ne fissure qu'à peine sa désinvolture et son indifférence
profonde.
Dans la seconde partie, l'auteur utilise le pluriel, celui de la communauté
des ''Renards pâles'', un "nous" du refus, solidaire et déterminé,
et un "vous" qui nous englobe avec cette société de
consommation, de la finance, de l'obsession sécuritaire, dans un manifeste
politique accusateur. On y voit le personnage évoluer, fasciné
par la perspective d'un chaos libertaire à la hauteur de ses rêves
mais aussi ému par cette communauté malienne composée d'exclus
magnifiques qui conjuguent magie, révolte et humanité.
Si Yannick Haenel entraîne le lecteur au hasard des rues, dans un désordre
géographique, il y superpose des allers-retours vers le passé,
celui du Siècle des Lumières, de la Commune, y convoquant Stirner,
Beckett, Rousseau, Debord, les croyances Dogon, les ratonnades de 61, Tarnac,
Gênes, dans un pot-pourri ahurissant. Mais ces références
à la pièce de Samuel Beckett qui questionne à sa façon
le sens de la vie et l'identité, au martyre des Fédérés
ou aux propres errances de Jean-Jacques, produisent un effet d'écho aux
réflexions et aux ressentis de notre anti-héros, et leur donnent
de l'ampleur.
Ce roman un brin foutraque, non exempt de confusion, de démesure, de
slogans usés et de harangues violentes, s'appuie sur les dérobades
et les oscillations du narrateur pour déstabiliser le lecteur avant de
l'embarquer dans l'errance hallucinée de son personnage. Tout ici se
télescope : l'humanisme et l'individualisme, la poésie et la politique,
la révolte contre le sort fait aux sans-papiers et la société
de consommation et les soirées vodka-discussion entre artistes bien-pensants,
mais cette confusion délirante est à l'image de cette France au
bord de l'apocalypse sociale qu'il prend pour sujet.
Le lecteur, confronté sans transition de la vision poétique de
la pluie de pétales de cerisier sur le pare-brise au réalisme
cru de la scène de Lampedusa, s'accroche aux mots pour tenter vainement
de résister au vertige qui s'empare de lui. Et c'est finalement l'écriture
même, truffée de métaphores, d'invention et de folie, superbe
et hypnotique, qui fait sens.
Un livre déroutant et fascinant.
Dominique Baillon-Lalande
(18/12/13)