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Jean-François HAAS

Le chemin sauvage



Un adulte, cinquante ans après, se souvient d'un événement qui a marqué son enfance.

L'histoire se déroule en Suisse, durant les années soixante, dans un village niché dans la campagne de Fribourg, où l'enfant alors âgé de douze ans vit auprès de parents et d'un petit frère. Une famille ouvrière aimante, ouverte et généreuse, durement touchée par la maladie puis la mort de leur fils aîné.
Ce "frère qui est silence", auquel l'enfant rend fréquemment visite au cimetière, l'accompagne encore, muet, dans ses jeux. Et si, après l'école, il joue souvent avec ses camarades à la guerre, en écho à celle encore si présente dans la mémoire collective, le garçon n'est pas un bagarreur. Il préfère aller au bord de l'étang avec Rémi et Tonio - dont le père absent serait, d'après ses dires, ingénieur sur le barrage d'Assouan - pour pêcher ou explorer les grottes. Le gamin aime aussi à se plonger dans l'imaginaire avec un livre.

En allant le soir chercher le lait à la ferme, il y retrouve à plusieurs reprises une gamine de sa classe, Myriam. Une adolescente née de père inconnu et abandonnée par sa mère depuis peu, qui est hébergée dans l'orphelinat tout proche. Une complicité va se tisser entre eux au fil des jours.

Avec Tonio, ils aiment à traîner du côté des baraquements installés aux abords du village où vivent, entre hommes, les émigrés italiens embauchés pour la construction du barrage. Les enfants se lient plus particulièrement avec Angelo et Enzo, qui les accueillent toujours avec le sourire, font pousser des tomates pour faire des pizzas, jouent au foot...
Ces travailleurs déracinés, fréquentation peu convenable pour les villageois qui regardent avec beaucoup de méfiance ces dangereux étrangers venus s'installer chez eux, seront même fraternellement invités par le père dans la maison familiale.

Quand Myriam se retrouve "misée", c'est-à-dire placée comme servante dans une ferme qui l'achète aux enchères, sa vie bascule. L'enfant, bonne élève jusque-là, arrive en retard aux cours, s'endort sur sa table, manque la classe... Le curé, alerté par l'instituteur, tente d'intercéder en sa faveur auprès des fermiers et lui fournit une bicyclette pour ses trajets. Une attitude bienveillante peu appréciée par la collectivité qui y voit une critique des coutumes locales et qui, de toute façon, n'évitera rien.
Accablée de fatigue et de tristesse, la fillette finit par se confier à son seul ami. Et celui-ci apprend, atterré, que non seulement sa camarade est exploitée à en perdre toutes ses forces mais qu'elle est de plus brutalisée par la famille. Des propos qui prennent une drôle de résonance pour le garçon dont la mère, plus jeune, a été misée également.

La gamine aux formes naissantes révèle aussi qu'elle est harcelée sexuellement par le grand-père et qu'un "dragon" (soldat), avec lequel ils font affaire, la poursuit de ses assiduités jusqu'à tenter de forcer sa chambre. La petite terrorisée ne rêve plus que de s'enfuir pour retourner vivre auprès de sa mère.
Le gamin imagine pour l'aider de lui trouver refuge chez les Tziganes qui ont installé leurs roulottes dans la forêt mais ceux-ci, déjà sous haute surveillance car "les Tziganes suisses cela n'existent pas" comme leur fils déporté et mort à Auschwitz l'a prouvé par le passé, lui expliquent que ce n'est pas la bonne cache possible.
Et puis, un jour, Myriam disparaît sans laisser de traces, sans même dire adieu à son seul ami.
Celui-ci espère très fort, mais sans y croire complètement, que la lettre qu'il a postée pour elle lui a permis de retrouver sa mère et qu'elle est partie la rejoindre au loin.

Quand le corps de la gamine est retrouvé dans une des grottes, l'enfant convaincu de la culpabilité du grand-père ou du dragon va raconter tout ce qu'il sait aux policiers. Mais l'interrogatoire du vieux ne donnera rien et le village scandalisé par ces accusations inacceptables de l'un des leurs, mettra l'enfant et sa famille à l'index. "Vous accordez un crédit démesuré aux paroles d'un gamin qui arrive dans l'adolescence. Qui a peut-être lui-même cru les inventions d'une adolescente déjà rendue vicieuse par l'exemple de sa mère."
Le dragon, lui, se retranchera derrière son alibi : un rendez-vous galant confirmé par la maîtresse.

Les soupçons n'arrêtent pas de s'infiltrer, de se murmurer, révélateurs des peurs et du caractère étriqué de cette communauté campagnarde. Ils s'attachent à tous ceux qui ont le malheur de s'en démarquer : étrangers, homosexuel, curé bienveillant avec les enfants, gitans... la liste est longue. "Il leur faut un meurtrier et, si possible, qu'il ne leur ressemble pas trop" alors les uns et les autres suggèrent à l'inspecteur des suspects à leur convenance.
Enzo, l'ami des enfants, suspect de par ses origines sera le premier arrêté. "Pas besoin de chercher midi à quatorze heure, les Italiens c'est des bagarreurs, des violents, tout de suite le couteau à la main ; et puis ils aiment les femmes, c'est de vrais petits chiens pour ça. Alors pourquoi pas les gamines ?"
Lorsqu'il sera relâché, c'est Paulin, le simplet du village d'à côté, qui sera à son tour désigné coupable. Une victime toute désignée, plus probablement spectateur du drame qu'acteur de celui-ci, mais qu'il sera facile de faire avouer et d'interner.

L'enfant sait que ce ne sont que des fausses pistes et des calomnies, reste persuadé que le grand-père ou le soldat sont les seuls coupables possibles, mais se sent d'autant plus impuissant à faire éclater la vérité que c'est l'ensemble de sa famille qui se retrouve rejetée à la suite de ses témoignages, voire harcelée au travail pour le père, à leur domicile pour la mère. Des clans se forment, s'affrontent, cela ira jusqu'au licenciement du syndicaliste.
"– Vous me foutez dehors.
– Ne le prenez pas ainsi, voyons. Ce sont les circonstances, comprenez-vous ?
– C'est moi qu'on persécute, reprit mon père, parce que mon fils a dit ce qu'il savait. On persécute ma femme, on persécute mon fils, et vous vous me foutez dehors. Vous leur donnez raison. Ils gagnent sur toute la ligne. Ils gagnent même sur vous. Vous n'êtes que leur pantin
."
Pour retrouver tranquillité et travail, ils devront déménager dans un village à proximité.

Une quinzaine d'années plus tard, lors d'un retour au cimetière pour fleurir les tombes de son frère et de Rémi, son ami d'enfance homosexuel mort par suicide avant sa trentième année, le narrateur croisera Paulin. N'étant jamais parvenu à oublier complètement cette affaire, il oriente la conversation vers l'épisode tragique et trouve dans les propos imagés et décousus du demeuré, la confirmation de son innocence. Comme il l'avait toujours pressenti.

Mais le policier, au surnom amusant de "Bob Maurane", lui explique que c'est trop tard. Il y a prescription.
Il lui faudra attendre l'improbable invitation de Julien (petit-fils de la ferme où Myriam a été misée) hospitalisé en soins palliatifs et au seuil de la mort, pour connaître enfin la vérité.

Le roman est bâti sur un fait divers probablement inventé, avec pour moteur l'identification du meurtrier de Myriam qui donne à l'ensemble un parfum de roman policier.

Mais cette disparition tragique s'avère au fil des pages n'être qu'un prétexte pour décrire le milieu rural suisse de l'après-guerre, avec ses conservatismes, ses relations confites dans la peur, la rancœur et la pauvreté, avec le rejet de ces saisonniers étrangers venus travailler là, au moment où on pressent que le village est un monde en voie de disparition. Le barrage que construisent les ouvriers viendra l'engloutir sous les eaux, symbole du monde moderne qui va bousculer l'ordre ancien encore à l'œuvre dans cet univers campagnard reculé et étriqué.

Le projet de l'auteur est aussi, incarné par le superbe personnage du père et celui de son épouse qui donnent une vraie leçon de respect, de solidarité et de résistance, celui d'un humaniste qui pointe de sa plume le racisme, l'intolérance et la peur de l'autre, de la différence. Il y dénonce la détresse des pauvres et de toute la palette des exclus : prostituées, orphelins, homosexuels, idiots et étrangers.

Le chemin sauvage est aussi un superbe roman sur l'adolescence, entre jeux d'enfants qui perdurent, confusion des sentiments et premiers émois, et désir d'intégrer l'univers des adultes. C'est du haut de ses douze ans que le narrateur regarde et décrit le monde qui l'entoure, passant en quelques instants ou quelques lignes, de l'âpre réalité à l'imaginaire enfantin sur fond d'enchantement de la nature.

Au travers d'un fait divers, l'écrivain fait ressortir de l'enfouissement de la mémoire collective helvète l'affaire des enfants misés, ces orphelins ou gamins légalement enlevés aux familles pauvres ou alcooliques, placés dans des familles ou des fermes pour y travailler durement.
L'ouvrage, quand l'auteur interpelle dans la postface les responsables helvètes quant à leurs responsabilités à propos de la "mise" qui, si le reste est fiction, elle "a existé jusque dans les années 30 et s'est pratiquée hors la loi dans les années suivantes (...) des enfants ont été par milliers légalement enlevés à leurs parents par les autorités pour être placés dans des orphelinats (...) ou des fermes où ils étaient obligés de travailler, battus parfois abusés" se saisit d'une dimension mémorielle et politique.
"Les autorités suisses n'ont pas jugé nécessaire jusqu'ici de créer une commission de recherche à ce sujet. Toutefois en août 2011, le Conseil Fédéral a tout de même fini par admettre qu'il pourrait présenter des excuses à ces enfants. Ce qui jusqu'à ce jour n'a pas encore été fait." conclut-il amer.

Le récit qui s'étale sur une quarantaine d'années n'est pas linéaire et l'auteur parvient très finement à maintenir le suspense jusqu'au bout, jouant à nous surprendre avec une fin assez inattendue.
Avec un style fluide et jalonné de descriptions teintées de poésie, l'auteur esquisse un décor naturel luxuriant, totalement conforme à la belle image d'Épinal de son pays, pour jouer du contraste entre harmonie des lieux et esclavage moderne. Il sait aussi créer une atmosphère intense et donner place à des personnages crédibles et attachants, du narrateur à la petite, de la famille du garçon à ses amis d'enfance, des ouvriers italiens au curé.

Un roman sensible et engagé sur une réalité historique à découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(08/08/13)    



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Le Seuil

(Février 2012)
328 pages - 20,30 €













Jean-François Haas,
né en 1952, est un enseignant et écrivain suisse. Le chemin sauvage est son troisième roman paru au Seuil.