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Un adulte, cinquante ans après, se souvient d'un événement qui a marqué son enfance. L'histoire se déroule en Suisse, durant les années soixante,
dans un village niché dans la campagne de Fribourg, où l'enfant
alors âgé de douze ans vit auprès de parents et d'un petit
frère. Une famille ouvrière aimante, ouverte et généreuse,
durement touchée par la maladie puis la mort de leur fils aîné.
En allant le soir chercher le lait à la ferme, il y retrouve à plusieurs reprises une gamine de sa classe, Myriam. Une adolescente née de père inconnu et abandonnée par sa mère depuis peu, qui est hébergée dans l'orphelinat tout proche. Une complicité va se tisser entre eux au fil des jours. Avec Tonio, ils aiment à traîner du côté des baraquements
installés aux abords du village où vivent, entre hommes, les émigrés
italiens embauchés pour la construction du barrage. Les enfants se lient
plus particulièrement avec Angelo et Enzo, qui les accueillent toujours
avec le sourire, font pousser des tomates pour faire des pizzas, jouent au foot... Quand Myriam se retrouve "misée", c'est-à-dire placée
comme servante dans une ferme qui l'achète aux enchères, sa vie
bascule. L'enfant, bonne élève jusque-là, arrive en retard
aux cours, s'endort sur sa table, manque la classe... Le curé, alerté
par l'instituteur, tente d'intercéder en sa faveur auprès des
fermiers et lui fournit une bicyclette pour ses trajets. Une attitude bienveillante
peu appréciée par la collectivité qui y voit une critique
des coutumes locales et qui, de toute façon, n'évitera rien. La gamine aux formes naissantes révèle aussi qu'elle est harcelée
sexuellement par le grand-père et qu'un "dragon" (soldat),
avec lequel ils font affaire, la poursuit de ses assiduités jusqu'à
tenter de forcer sa chambre. La petite terrorisée ne rêve plus
que de s'enfuir pour retourner vivre auprès de sa mère. Quand le corps de la gamine est retrouvé dans une des grottes, l'enfant
convaincu de la culpabilité du grand-père ou du dragon va raconter
tout ce qu'il sait aux policiers. Mais l'interrogatoire du vieux ne donnera
rien et le village scandalisé par ces accusations inacceptables de l'un
des leurs, mettra l'enfant et sa famille à l'index. "Vous accordez
un crédit démesuré aux paroles d'un gamin qui arrive dans
l'adolescence. Qui a peut-être lui-même cru les inventions d'une
adolescente déjà rendue vicieuse par l'exemple de sa mère."
Les soupçons n'arrêtent pas de s'infiltrer, de se murmurer, révélateurs
des peurs et du caractère étriqué de cette communauté
campagnarde. Ils s'attachent à tous ceux qui ont le malheur de s'en démarquer
: étrangers, homosexuel, curé bienveillant avec les enfants, gitans...
la liste est longue. "Il leur faut un meurtrier et, si possible, qu'il
ne leur ressemble pas trop" alors les uns et les autres suggèrent
à l'inspecteur des suspects à leur convenance. L'enfant sait que ce ne sont que des fausses pistes et des calomnies, reste
persuadé que le grand-père ou le soldat sont les seuls coupables
possibles, mais se sent d'autant plus impuissant à faire éclater
la vérité que c'est l'ensemble de sa famille qui se retrouve rejetée
à la suite de ses témoignages, voire harcelée au travail
pour le père, à leur domicile pour la mère. Des clans se
forment, s'affrontent, cela ira jusqu'au licenciement du syndicaliste. Une quinzaine d'années plus tard, lors d'un retour au cimetière pour fleurir les tombes de son frère et de Rémi, son ami d'enfance homosexuel mort par suicide avant sa trentième année, le narrateur croisera Paulin. N'étant jamais parvenu à oublier complètement cette affaire, il oriente la conversation vers l'épisode tragique et trouve dans les propos imagés et décousus du demeuré, la confirmation de son innocence. Comme il l'avait toujours pressenti. Mais le policier, au surnom amusant de "Bob Maurane", lui explique
que c'est trop tard. Il y a prescription. Le roman est bâti sur un fait divers probablement inventé, avec pour moteur l'identification du meurtrier de Myriam qui donne à l'ensemble un parfum de roman policier. Mais cette disparition tragique s'avère au fil des pages n'être qu'un prétexte pour décrire le milieu rural suisse de l'après-guerre, avec ses conservatismes, ses relations confites dans la peur, la rancur et la pauvreté, avec le rejet de ces saisonniers étrangers venus travailler là, au moment où on pressent que le village est un monde en voie de disparition. Le barrage que construisent les ouvriers viendra l'engloutir sous les eaux, symbole du monde moderne qui va bousculer l'ordre ancien encore à l'uvre dans cet univers campagnard reculé et étriqué. Le projet de l'auteur est aussi, incarné par le superbe personnage du père et celui de son épouse qui donnent une vraie leçon de respect, de solidarité et de résistance, celui d'un humaniste qui pointe de sa plume le racisme, l'intolérance et la peur de l'autre, de la différence. Il y dénonce la détresse des pauvres et de toute la palette des exclus : prostituées, orphelins, homosexuels, idiots et étrangers. Le chemin sauvage est aussi un superbe roman sur l'adolescence, entre jeux d'enfants qui perdurent, confusion des sentiments et premiers émois, et désir d'intégrer l'univers des adultes. C'est du haut de ses douze ans que le narrateur regarde et décrit le monde qui l'entoure, passant en quelques instants ou quelques lignes, de l'âpre réalité à l'imaginaire enfantin sur fond d'enchantement de la nature. Au travers d'un fait divers, l'écrivain fait ressortir de l'enfouissement
de la mémoire collective helvète l'affaire des enfants misés,
ces orphelins ou gamins légalement enlevés aux familles pauvres
ou alcooliques, placés dans des familles ou des fermes pour y travailler
durement. Le récit qui s'étale sur une quarantaine d'années n'est
pas linéaire et l'auteur parvient très finement à maintenir
le suspense jusqu'au bout, jouant à nous surprendre avec une fin assez
inattendue. Un roman sensible et engagé sur une réalité historique à découvrir. Dominique Baillon-Lalande (08/08/13) |
Sommaire Lectures Le Seuil (Février 2012) 328 pages - 20,30 €
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