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Hélène GESTERN

Portrait d'après blessure


Il s’appelle Olivier Bérenger. C'est un professeur d'université, historien de la photographie, passé depuis trois ans du côté du petit écran avec l'émission à succès Histoires d’images. Un personnage médiatique, un bel homme au visage d'ange, reconnu dans la rue par monsieur et surtout par madame Tout-le-monde.

Elle s’appelle Héloïse. Elle est documentaliste photographique et gère les bases de données des archives du ministère de la Défense. A ce titre, elle collabore souvent à l’émission d’Olivier, lui donnant accès à des documents inédits stockés dans les sous-sols du service. Une travailleuse de l'ombre.

Deux complices qui partagent la même passion pour l'histoire et la photographie et apprécient la compagnie l'un de l'autre.

Ce jour-là, le 19 septembre, ils avaient une réunion de travail préparatoire pour leur prochaine émission et partaient déjeuner ensemble. Sur la ligne "La Motte-Picquet – Grenelle" qu'ils empruntent, à la station Odéon,  se produit une terrible explosion. Un attentat faisant trois morts et dix-sept blessés dont Héloïse et Olivier.
Lui, le visage brûlé, oubliant sa propre douleur, réussit à dégager sa collègue inconsciente des décombres et à  la porter jusqu'à la surface. C'est alors qu'un photographe les flashe, lui hagard, elle à moitié dénudée.
Gravement blessés l'un et l'autre, ils seront transportés en urgence à l’hôpital pour être soignés. Ils y resteront plusieurs semaines.
« Une bombe plus tard, que reste-t-il des sentiments qui les unissaient ? »

Ils sont alors loin de se douter que pendant ce temps, la photographie impudique relayée dans tous les médias les projette sur le devant de la scène. L'image volée donnant à voir la violence du traumatisme, leurs corps abîmés, la complicité qui les unit, après avoir fait la une de Scoop-images (le magazine people le plus vendu de l’Hexagone), sera immédiatement reprise par tous les journaux avec en commentaire : « Un journaliste et sa compagne dans le métro de la mort », ou encore « Les amants de la catastrophe ». Simultanément utilisée par les chaînes de télévision pour illustrer l'attentat du métro, elle ne manquera pas de faire aussi un buzz sur les sites internet et les réseaux sociaux...
Partout, dorénavant, ce cliché – qui interroge et choque leurs conjoints réciproques, suscite les regards gênés de leurs proches et déclenche une avalanches de demandes d'interviews – les précédera.
L'enquête, elle « s'est enlisée dans les étapes d'une procédure policière compliquée. »

Le couple sans enfant d'Héloïse avec son mari, ingénieur en aéronautique plus passionné par les avions que sentimental, était jusqu'alors à classer dans la catégorie sans histoire.
« En théorie, je ne peux rien reprocher à mon mari. Il ne me trompe pas, ne me ment pas. Seule sa jalousie me pèse parfois, mais nul n'est sans défaut. Certes il parle peu et ne manifeste pas grand-chose. J'ai du apprendre à composer avec son silence, à vivre seule une partie du temps quand il s'en va en mission. Mais avec lui, la vie est simple, réglée. On partage les dépenses, la table, le lit, avec l'équanimité des bons compagnons. »
Mais face à cette campagne, le mari, auquel les collègues renvoient l'image du cocu de service, se trouve atteint dans son honneur et souffre.  

Le duo qu'Olivier forme avec la très belle hôtesse de l'air nommée Karine, qu’il n’était plus certain d’aimer vraiment, commençait quant à lui déjà à battre de l'aile avant le drame. L'attentat a ici l'effet contraire d'éloigner un temps la séparation qui s'annonçait.  
Ce qui peut s'apparenter à un viol photographique va tout faire trembler autour d’eux les obligeant à faire face ensemble à ce clic de photographe qui a fichu leur vie en l’air, « avec la même facilité qu’on pousse une rangée de dominos » et à la pression des médias jamais rassasiés.
« On dirait que la photo de Scoop-images nous a englués dans une toile de malheur et qu'ils semblent avoir un plaisir fou à nous y contempler, tous » constate amèrement Olivier.
Pendant que Héloïse elle, plus à découvert, plus atteinte encore, révèle : « Depuis la découverte du magazine, je ne dors plus. Je passe mes nuits sur Internet à traquer les occurrences de la photo, les commentaires. Alors que je refusais tout contact avec ce maudit réseau, je me suis même inscrite sur Facebook sous un faux nom, afin d'accéder aux pages qui parlent de nous. […] J'ai constaté que j'étais loin d'être la première à faire les frais de l'hydre médiatique, "Histoire d'images" me l'avait déjà enseigné, mais je n'aurais jamais imaginé me retrouver de l’autre côté de la barrière. »

Trente-sept jours après l'explosion, les deux victimes se retrouvent au café. Ils n’auront plus dès lors qu’une obsession: faire payer l'addition à ce paparazzi et son journal de merde, se battre pour faire disparaître d'Internet cette image qui aura causé tant de dégâts dans leurs existences pour pouvoir se reconstruire et repartir pour une nouvelle vie.
« L'oubli numérique semble avoir un prix »,  mais Maître Bruand-Leroy l'avocat qu'ils chargent, ensemble, de leur dossier, se fait rassurant : « Vous n’êtes plus la proie, vous êtes le prédateur. »

Chapitre après chapitre, Héloïse et Olivier, à tour de rôle et en s’exprimant à la première personne,  se confient et nous racontent leur ressenti à fleur de peau, leur révolte, leurs questionnements.
À travers eux, l'auteur aborde la question du choc des images, du voyeurisme, du droit à l’information, mais aussi du respect de la vie privée et de l'intimité de chacun.
En nous positionnant du côté de l'intime, l'auteur met le lecteur en situation de fragilité pour mieux l'interroger sur le sens des images que nous consommons tous par flots, quotidiennement.
Par cet exemple tragique, Hélène Gestern, à l'heure où les photos personnelles sont piratées, détournées ou rendues publiques sur le Net et la façon dont les réseaux sociaux ont substantiellement changé notre rapport à l'autre, pointe du doigt le pouvoir du numérique sur nos vies.
Elle creuse la problématique du glissement du sujet à l'objet jusqu'à la considérer sous son aspect philosophique et éthique autant que sociétal.

Par ces deux monologues au plus près des émotions, c'est aussi le processus de réparation post-traumatique, après la double agression que constituent l'attentat terroriste d'une part et la déferlante médiatique d'autre part, de la nécessité pour les deux personnages d'entreprendre la reconquête d'eux-mêmes, séparément et ensemble, qui, dans toute sa complexité, s'impose comme thème périphérique.
« Des "demain", il avait failli ne jamais y en avoir. Tout n'avait tenu qu'à un souffle, au courage de ceux qui m'avaient extirpée de mon cercueil de tôle, à la ténacité qu'Olivier avait mise à me remonter à la surface. La mémoire me revenait par fragments. Des voix dans l'ambulance, des mains qui me soulèvent ; […] D'autres avaient eu moins de chance et ne retrouveraient jamais leurs collègues, leur maison, leurs enfants. Complexe du survivant m'avait expliqué le psy de l'hôpital. Cette idée-là aussi il faudrait l'extirper de ma tête. »

Ces deux approches, sociologique avec la réflexion sur l'image et le Net, psychologique quant au phénomène de résilience, ne se juxtaposent pas mais s'entremêlent et se conjuguent de façon subtile et intelligente, conciliant dans la construction même du récit, le théorique et le sensible.
Pour l'y aider, l'écrivain intègre dans l'ensemble des documents de nature fort diverse (articles de presses, lettres, poésies, chansons, légendes de photos...), comme un écho ou des pièces à conviction venues dynamiser le récit. 
Une façon originale d'envisager et de positionner les personnages dans des allées et venues permanentes entre leur intimité et le monde extérieur à travers ses représentations.

Un livre qui émeut autant qu'il fait question, surprenant et prenant.

Dominique Baillon-Lalande 
(09/10/14)    



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Éditions Arléa

(Août 2014)
240 pages – 20 €















Photo © Arléa / Pierre-Jean Dufresne
Hélène Gestern,
née en 1971, est enseignante-chercheuse
en étude du lexique.
Portrait d'après blessure
est son quatrième livre.





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de l'auteur :
www.helene-gestern.net