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Laurent GAUDÉ

Écoutez nos défaites


Assem Gaieb est un agent des services de renseignements français qui opère sur tous les fronts, sans états d'âme,  là où on l'envoie. Avec l'âge, la lassitude de son travail, de la guerre et de la présence constante de la mort, l'assaille. Ce sera probablement ici sa dernière mission et elle sort de son registre habituel : lui qui d'habitude a pour ordre d'exécuter les ennemis de l’État se trouve cette fois mandaté pour évaluer la fidélité et la loyauté d'un ancien des commandos d'élite américains qui a participé à la liquidation de Ben Laden. L'homme a depuis déserté pour se fixer à Beyrouth  où il se livre à d'étranges trafics à son profit et Assem aura à mesurer la dangerosité qu'il représente aujourd'hui pour l’État avant de le récupérer ou le liquider.
Au bar d'un hôtel de Zurich, l'homme croise une archéologue irakienne envoyée par l'UNESCO au cœur du tumulte pour sauver les trésors des musées des pillages et de la destruction, pour en débusquer le trafic aussi et retrouver les œuvres d'art volées notamment au Moyen Orient. Mariam, bien que plus jeune, est en cet instant, également lasse et pleine de doutes. La baroudeuse vient d'apprendre qu'elle est atteinte d'un  cancer et ce voyage risque pour elle d'être face à ce nouveau combat qui l'attend et au moins pour quelque temps, le dernier.

Ces deux-là de loin se reconnaissent. Ils ne livreront aucun secret sur leurs vies privées ou leurs différentes missions mais partageront une soirée d'échanges profonds sur leurs victoires, leurs échecs et leurs doutes, vivront une intense fusion jusqu'à ce que désir de tendresse et trouble des sens s’emmêlent pour une unique et brève nuit d'amour qui, sans jamais s'être revus, les  accompagnera  à jamais.

Le troisième personnage sera Sullivan Sicoh, dit « Job ». Ce déserteur, qu’Assem sera amené à condamner à mort ou à juger récupérable et inoffensif, s'avérera un alter ego troublant qui en deux ou trois rencontres aidera Assem à se comprendre à travers lui.

En contrepoint de ces trois protagonistes contemporains et de leur lutte, Laurent Gaudé choisit trois guerres du passé aux ambitions vertueuses et menées par des chefs héroïques : celle des Sudistes et des Nordistes, avec le général Grant écrasant enfin les armées confédérées. Celle d'Hannibal et ses éléphants, marchant sur Rome laissant des milliers de cadavres sur les champs de batailles. Enfin, plus proche dans le temps, le combat d’Haïlé Sélassié, descendant de la reine de Saba et empereur d'Éthiopie, contre l'armée  fasciste  italienne lors de la Seconde Guerre mondiale. Des victoires ou des combats qui auréoleront de gloire ceux qui les auront menés ou gagnés. 
Mais Laurent Gaudé s'interroge : « Qu’est-ce que vaincre, battre son ennemi ou lui survivre » comme le mythique Hannibal ? Qu’est-ce qu'une victoire militaire lorsque la partie ne se joue plus uniquement sur le champ de bataille ? Tout chef de guerre n'est-il pas finalement un boucher  et dans toute guerre, même « juste » le prix humain à payer ne transforme-t-il pas même la plus éclatante victoire en échec ?  
Après tant de guerres livrées, perdues ou gagnées, les généraux qui leurs survivent ne se retrouvent-ils pas, comme chacun de nous, confrontés à la défaite ultime face à la vieillesse et au temps ?

 

Ce roman polyphonique à la fois historique et contemporain, du fait militaire aux réflexions intimes d'Assem et Mariam, a pour socle commun la guerre, l'histoire en marche, l'action qui permet aux protagonistes plongés dans leur combat d’oublier le sens, la réflexion et jusqu'à l'inanité de toute conquête.  Laurent Gaudé brasse subtilement les siècles et les belligérances pour mieux comprendre l'Histoire et la folie contemporaine.
Nous avons là une guerre d'Empire, entre Rome et Carthage, une guerre civile en Amérique, et une guerre coloniale en Ethiopie et si l'on perçoit des échos entre ces différentes périodes, notamment sur la question noire, vaincre ou perdre n'y résonne pas de la même façon.
« Il faut imaginer le général carthaginois se promenant dans la chaleur étouffante du mois d'août sur cette colline où gisent 45000 corps et dire: ''J'ai gagné", comme le diront après lui Napoléon, le général Sherman (l'ami "fou" de Grant), ou encore Eisenhower. Les batailles qui restent dans les mémoires sont des charniers atroces. » « Aujourd'hui, les deux piliers sur lesquels la guerre a de tout temps reposé, la victoire et le héros, se dissolvent. Avec les drones, de nouvelles façons de tuer sont apparues. Le conflit est devenu permanent, les héros sont anonymes et les services de renseignements tout puissants. Peut-on encore proclamer "on a gagné" ? » (Laurent Gaudé, dossier de presse).

« L'affirmation de la toute-puissance passe souvent par l'effacement des traces et le mensonge historique. Lors de la troisième guerre punique Rome rase Carthage et sale la terre pour que jamais plus rien ne repousse. Ainsi les terroristes islamistes qui pillent les musées et détruisent les antiquités, parce qu'impures, de Mossoul à Palmyre. Je ne supporte pas l'idée que mes descendants ne verront ni les bouddhas géants de Bâmiyân, en Afghanistan, ni les mausolées musulmans de Tombouctou, au Mali. » « C'est à ce nouvel obscurantisme, ce drapeau noir brandi au nom d'Allah, que nous sommes aujourd'hui confrontés. Et, comme par hasard, les premiers à pâtir de l'obscurantisme sont encore les femmes, les livres et les statues. Il peut y avoir défaite, mais pas renoncement. Il ne faut rien lâcher. » (Laurent Gaudé).
Dans ce roman inquiet et mélancolique qui proclame, à travers la problématique archéologique, que seules l’humanité et la beauté valent la peine qu'on meure pour elles, en accompagnant les superbes personnages d'Assem, Job et Mariam, c'est aussi à une réflexion personnelle et émouvante sur le temps, le passé qui nous constitue , la perte,  le vieillissement et la mort, que nous sommes conviés.
 
Et puis, bien sûr, il y a la densité du récit, la richesse de la documentation, la subtilité avec laquelle Laurent Gaudé traite son sujet.   Au-delà des changements d'époque, de héros, de narrateur, qui permettent de relire l'Histoire à travers des points de vue multiples à la fois militaire, à hauteur d'homme et universel, il parvient à créer une unicité du récit et à lui donner cohérence.
Par sa remise en cause des notions mêmes de victoire ou défaite l'auteur tente de tirer un enseignement constructif de ces pages d'histoire et nous invite  à dépasser l'immédiateté des événements pour, au-delà de l'actualité qui nous submerge, nous recentrer sur l'humain.

Il y a aussi ces descriptions fantastiques, ce rythme vif et modulé et cette écriture aussi précise qu'imagée qui nous embarquent malgré la construction éclatée dans l'émotion et la réflexion.
Un roman bien sûr ancré dans notre présent qui prend bien garde à n'apporter aucune réponse mais cherche modestement à ouvrir le regard et l'esprit, à semer ce qu'il faut comme questions pour rester vivant et éveillé.
« Dans les périodes de grand tremblement politique, il est primordial de parvenir à construire un récit de ce que l'on vit. Sinon, demeure juste le traumatisme des images de chaînes d'info, dont nous nous abreuvons du matin au soir. Le récit romanesque, poétique, intellectuel, est une façon de reprendre possession des choses et de ne plus être prisonnier de la terreur. "Ne laissez pas le monde vous voler les mots", écrivait Darwich. » (Laurent Gaudé)

Il est des livres dont il est difficile de parler tant ils vous éblouissent. Touffu, sensible, lumineux et terrible, celui-là est de cette trempe-là.
Un livre incontournable de cette rentrée 2016 !

Dominique Baillon-Lalande 
(03/10/16)   



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Lectures








Actes Sud

(Août 2016)
288 pages - 20 €









Laurent Gaudé,
né en 1972, romancier, dramaturge et nouvelliste, a publié une vingtaine de livres chez Actes Sud.
Il a obtenu plusieurs prix dont le Goncourt 2004 pour Le Soleil des Scorta.


Bio-bibliographie sur
Wikipédia






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