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Tristan GARCIA

Faber
Le destructeur



Le roman se déroule dans les années 80. Il a pour décor une petite ville imaginaire à dominante "classes moyennes" nommée Mornay. "En vérité, cette ville a l'air d'un jour pluvieux, surtout quand il fait beau. Cet endroit n'est rien d'autre qu'un dimanche humide de printemps, vers l'âge de dix ans. Après quoi, elle ne vaut rien. Incontinente et bourgeoise."
Mehdi Faber, poupon abandonné à sa naissance, y arrive à huit ans, après la mort accidentelle de ses premiers parents adoptifs. L'orphelin, pris en charge par la DASS, a été très vite adopté à nouveau, par deux retraités traumatisés par le décès de leur fille, adolescente ravagée par la drogue. Il faut dire que le petit Maghrébin a tout pour séduire son monde, Marthe et Jean Gardon n'y ont pas résisté longtemps.

A l'école de Mornay, le garçon fait la connaissance de Basile, bouc émissaire des grands qui se moquent de celui qui se pisse dessus dès qu'il angoisse, et la belle et fragile Madeleine. Deux gamins trop sensibles qui ont trouvé là leur mentor. Ces trois-là forment vite un trio inséparable. "Faber faisait nos devoirs lorsque nous en avions besoin, il ratait volontairement les siens dès que l'équipe pédagogique évoquait l'idée de lui faire sauter une classe [...] Pas question de nous abandonner." Ils vont les uns chez les autres après les cours et se construisent une cabane forestière où ils s'isolent pour se tenir chaud et se sentir exister. D'une amitié exclusive et exaltée, inventant et accumulant pactes, serments de loyauté éternels, ils inventent une petite société avec ses secrets et ses codes, avec en son centre Faber comme gourou.
Ensemble, ils grandissent, partagent jeux, lectures et musiques.
"Le son grésille, zébré de guitare samplée. Puis il pleut quelques notes de piano, vite embrumées par des nappes spectrales. [...] La musique, c'est comme la météo : ça t'apprend le temps qu'il fait, le lieu, l'époque. L'orage y met du temps à venir."

Mais le tandem Madeleine-Basile n'est pas le seul à être sous influence. Tous les élèves admirent ou craignent ce demi-dieu surdoué qui profite de ses facilités et de son charisme pour défier l'autorité et s'affirmer hors du rang.
Ce garçon, mi-ange mi-démon, qui ose tout, divise aussi les professeurs et charme ou inquiète les parents.
Faber est multiple. Il endosse successivement le rôle de protecteur, de défenseur des opprimés ou de provocateur, n'hésitant pas à jouer le tyran quand cela l'amuse.
Faber est un enfant fugueur, perturbé, hyperactif, qui se laisse embarquer jusqu'au bout de ses actes puis sombre dans l'absence : "J'ai comme des trous. Me souviens plus de rien. Une minute ou deux, peut-être quelques heures. Me relève engourdi, du sang séché sous le nez, des courbatures. Mal aux mollets."
C'est un être libre à l'intelligence tourmentée qui refuse toute limite et peut s'avérer calculateur ou violent à ses heures, un petit génie à la fois fascinant et insupportable, lui-même persuadé d'être le diable réincarné.
"Il reconstruisait tout ce qu'il aimait avec des briques de haine et de rage, pour se retrouver prisonnier dedans à la fin, tout seul."

La politique le cueillera vers sa seizième année. Prenant naturellement la tête des manifestations lycéennes locales, l'adolescent s'y fera remarquer par des trotskistes et des anars. De nouveaux complices et une nouvelle cour, qu'il retrouvera régulièrement au bar, pour refaire à coup de discussions enflammées un monde à la mesure de leur dégoût et leurs idéaux. Un terrain idéal pour permettre à ce garçon brillant mais insatisfait et instable, de déployer son intelligence, de nourrir ses rêves et ses excès.
Un glissement personnel qui aurait pu fragiliser l'harmonie du trio si, au-delà de leurs différences, les liens ambigus qui les unissent, tissés de fascination, séduction, possession, domination et soumission, n'étaient aussi fortement constitutifs de ce qu'ils sont, leur relation aussi vitale pour chacun d'entre eux.
C'est alors, dans les années 2000, qu'un drame intervient amenant la dissolution douloureuse de l'équipe, au seuil même de leur vie d'adulte. Un mort à Mornay.

Dix ans plus tard, Madeleine et Basile sont toujours au bourg. Chacun marié et elle mère de famille. L'un est enseignant de français dans le lycée où ils étaient autrefois tous les trois, l'autre travaille, comme sa mère, dans la pharmacie de la place.
L'ange rebelle, lui, a affirmé sa marginalité et fait ses choix. Identifié comme un élément de l'ultra-gauche, il se cache en Ariège. Il y vit seul dans un dénuement absolu, en sauvage dans une vieille ferme à moitié en ruine.

Par l'intermédiaire d'un étrange chassé-croisé de messages codés, comme ils en étaient convenus à l'adolescence si l'un d'entre eux se trouvait dans une situation difficile, ils se retrouvent tous trois à Mornay, sans vraiment savoir qui a demandé l'aide des autres.
Le tandem Madeleine-Basile qui prend en charge, malgré la réticence manifeste de leurs conjoints respectifs, le semi-clodo couvert d'eczéma et d'une propreté fort douteuse qu'est devenu leur dieu, semble partagé entre la pitié, une certaine satisfaction devant la déchéance de l'ange, et une envie de régler leurs comptes avec celui dont ils se sentent, avec le recul, victimes.
Mais ce retour va créer des remous dans la petite bourgade où Faber a laissé des traces dans les mémoires. D'autant que Tristan, un brillant et ténébreux élève de Basile, qui pourrait être un double de l'ange déchu, a décidé de prendre sa place dans ce jeu de massacre...

Le roman commence lors des retrouvailles du trio, du haut de leur trentaine, et leur histoire commune nous est livrée ensuite par bribes et flash-back.
La ville de Mornay qui lui sert d'écrin est banale et morne, "tout y est mort-né", soporifique, rétréci. Avec "une zone industrielle paumée au milieu des plaines céréalières", elle incarne la médiocrité et l'ennui qui pèse sur leur jeunesse, celle que Faber le provocateur tente en permanence de secouer.

Tout le livre est une tentative de réponse pour cerner le personnage hors-norme qu'est Medhi Faber. Ce personnage plein d'ambiguïtés, cet orphelin hors du commun qui a tenté désespérément d'aller au bout de ses envies et de ses rêves, de s'affranchir de toute limite et de tout comprendre, de se faire aimer, malgré sa violence, son immaturité, sa manière de conjuguer la glace et le feu, son incapacité à avoir des sentiments et à vivre, occupe magistralement tout l'espace.
"Ce n'était ni prétentieux ni condescendant : il y avait quelque chose de naturel dans sa manière d'être à part." Cet être toujours en marge, odieux et génial à la fois, ce professionnel de l'insoumission et du chaos qui expérimente l'âpreté des illusions perdues, ce héros aux pieds d'argile dont l'aura éblouit mais qui détruit tout sur son passage, fascine le lecteur aussi sûrement que les deux gamins qui ont lié à jamais leur vie à la sienne.

Les trois protagonistes principaux appartiennent à cette génération qui a eu vingt ans en l'an 2000, celle à laquelle on a fait croire qu'elle était libre de son destin et qu'à condition d'être studieuse, responsable et décidée, elle aurait droit au bonheur, au confort matériel et à la paix.
"Nous étions des enfants de la classe moyenne d'un pays moyen d'Occident, deux générations après une guerre gagnée, une génération après une révolution ratée. Nous n'étions ni pauvres ni riches, nous ne regrettions pas l'aristocratie, nous ne rêvions d'aucune utopie et la démocratie nous était devenue égale. Nous avions été éduqués et formés par les livres, les films, les chansons - par la promesse de devenir des individus. Je crois que nous étions en droit d'attendre une vie différente. Mais pour gagner de quoi vivre comme tout le monde, une fois adultes, nous avons compris qu'il ne serait jamais question que de prendre la file et de travailler."
De quoi se sentir, au final, blousé comme Basile, désabusée comme Madeleine ou révolté comme Mehdi.
Il y a aussi chez Faber comme un écho avec des acteurs politiques contemporains à la Julien Coupat, le situationniste.
On ne peut cependant pas réduire le roman à cette réflexion générationnelle et politique, car la jeunesse, avec ses rêves, sa fougue mais aussi son ennui, ce bonheur d'être entre soi et de défier le monde, l'amitié et l'amour qui les lient (Madeleine aime Faber quand Basile aime Madeleine et que Faber tente de cacher ses sentiments pour elle...), y tiennent une place primordiale.
Tristan Garcia y évoque également l'environnement de crise avec les usines fermées, les jobs sans avenir, les notables véreux et médiocres qui font main basse sur la ville avec leur armée de courtisans, et la séduction que peut exercer les discours extrémistes dans un tel contexte.

Mais Faber, promu au rang d'ange par ses camarades, « incarnant le fantasme d'un idéal absolu, ne pourra que déchoir, aux yeux de ceux-ci à l'âge adulte et se muter en démon. Il concentre leur culpabilité d'avoir grandi, d'être entrés dans la vie sociale, d'avoir cédé aux compromissions de l'existence ordinaire. Il est tout ce à quoi on a cru, ce à quoi on ne croit plus, et ce qu'on rend responsable de ce qu'on est devenu. » (Interview de l'auteur sur France-Inter).
L'insoumis, toujours porté par l'exigence et la rage, pathologiquement fidèle à l'absolu de sa jeunesse, lutte tant qu'il peut. Et quand il prendra conscience du caractère inéluctable de l'érosion du temps, du décalage entre ses désirs d'exception et la réalité qui s'impose à lui comme aux autres, l'autodestruction lui paraîtra la seule issue acceptable.

Pour ce flamboyant roman, qui oscille en permanence entre passé et présent, Tristan Garcia s'appuie sur un récit choral à trois voix (Madeleine, Basile et Tristan), entremêlant des témoignages, parfois aussi secs que des dépositions policières, parfois empreints de tendre naïveté, avec des monologues intérieurs, des extraits du journal intime de Basile qui se revêtirait bien du costume d'écrivain. Chacun apporte sa contribution au récit, en toute subjectivité, dans une ultime tentative de pénétrer le mystère du protagoniste central et de mettre un point final à cette histoire commune dévastatrice. Ceux-ci sont complétés par de nombreux dialogues, vifs et non sans humour.
Surtout, et avant tout, ce récit est celui de la jeunesse et d'un héros ambivalent et séduisant, dangereux mais innocent, qui jamais ne fait le mal par méchanceté ou goût du pouvoir mais par impulsion, hors du champ de la morale, parce qu'il est de façon pathologique, dramatique hors des conventions de cette société dont il rejette la médiocrité. Un ange incarnant l'absolu de l'adolescence insoluble dans la vie et qui n'est que ce que les autres fascinés ont finalement fait de lui.
Ce leader, du sommet de sa gloire à sa déchéance, habite avec une intensité communicative ce roman passionnant et troublant qu'on ne peut lâcher avant la dernière ligne.

Dominique Baillon-Lalande 
(26/09/13)    



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Gallimard

(Août 2013)
480 pages - 21,50 €
















Tristan Garcia,
né en 1981, docteur en philosophie, a déjà publié cinq romans et obtenu le prix de Flore 2008 pour La meilleure part des hommes.