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Gaël FAYE

Petit pays


Au Burundi dans les années 1990, Gabriel dit Gaby vit ses dix ans avec l'insouciance de la jeunesse entre ses parents franco-rwandais et sa jeune sœur dans ce quartier résidentiel de Bujumbura où des réfugiés du Rwanda ou du Zaïre se mêlent aux fonctionnaires français, allemands, grecs ou belges, expatriés de longue date et souvent mariés à de belles Tutsies. Dans l'impasse protégée, le gamin passe tout son temps libre à jouer avec les jumeaux franco-burundais, Giono (belgo-rwandais) d'un an plus âgé qu'eux et Armand seul vrai Burundais par ses deux parents, fils d'un diplomate peu présent. Ils grandissent à ciel ouvert au milieu des bougainvilliers, se prouvent leur vaillance en volant les mangues dans les jardins des voisins ou en subtilisant aux adultes des cassettes pornos qui les ennuient rapidement et rêvent d'exploits cachés à l’intérieur d’un combi Volkswagen défoncé. C'est avec appétit et fraîcheur qu'ils partent à la conquête de la nature et de la vie et que Gaby perçoit l'amour qui affleure.

Tout cela ressemblerait au bonheur si les parents de Gabriel ne commençaient à se disputer avant de  se séparer. C'est au même moment que l’Histoire et les conflits qui agitent le Rwanda – où la mère a encore de la famille proche – et le Burundi les rattrapent. Ce n'est que par les conversations entendues dans la cour de l'école que Gaby apprendra que les Tutsis et Hutus sont deux ethnies qui s'affrontent. Son père, le trouvant bien jeune pour le mêler à tout cela et étant lui-même assez ignorant du fond de ce conflit, lui expliquera alors que bien qu'ayant le même Dieu et la même langue « ils se font la guerre parce qu'ils n'ont pas le même nez ». « La guerre, sans qu’on lui demande, se charge de nous trouver un ennemi. »
Progressivement « à l'école les copains commençaient à se chamailler à tout bout de champ en se traitant de Hutu ou de Tutsi. Pendant la projection de "Cyrano de Bergerac", on a même entendu, un élève dire : Regardez, c'est un Tutsi avec son nez. Le fond de l'air avait changé. »
C'est alors qu'il prendra conscience d'être un métis et découvrira aussi, grâce à un boy et une aventure de vélo volé, la pauvreté de ce pays lumineux qu'il prenait pour un paradis. 

En juin 1993, les premières élections démocratiques du Burundi organisées dans la liesse après trente ans de dictature militaire se terminent par un coup d'État et dégénèrent en guerre civile. Le pays s’embrase et la famille de Gaby se terre chez elle. « Une profonde anxiété s'était abattue sur la ville. Les adultes avaient le sentiment de l'imminence de nouveaux périls. [...] Alors on se barricadait toujours un peu plus, et cette saison de violence avait pour conséquence de faire pousser grillages, vigiles, alarmes, barrières,  portiques, barbelés. Tout un attirail rassurant nous persuadait que l'on pouvait écarter la violence, la tenir à distance ».  Quand en parallèle, quelques mois plus tard, le président du Rwanda sera pareillement assassiné libérant la violence des extrémistes tapis dans l'ombre qui saisiront ce prétexte pour organiser le massacre de la minorité Tutsie, la mère repartira dans son pays à la recherche des siens. "Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s'y sont pas noyés sont mazoutés à vie."

Alors commence la saison de l'innocence perdue. Gaby, terrifié par l'écho des armes et le sang qu'il découvre, stupéfait par cette violence qui finit par gangrener même sa bande d'amis désormais organisée en "gangs" à la recherche de kalachnikovs ou de grenades pour défendre leurs familles, et venger leur ethnie massacrée de l'autre côté de la frontière, s'enferme chez lui. Il se réfugie dans les livres que lui prête Madame Economopoulos à laquelle il y a peu de temps encore il volait avec ses copains des mangues pour se faire peur. Pendant ce temps sa petite sœur Ana dessine « des villes en feu, des soldats en armes, des machettes ensanglantées, des drapeaux déchirés ».
Bientôt le père, pour assurer leur protection, les fera rapatrier tous deux en France dans une famille d’accueil.

« Je suis depuis des années dans un pays en paix, où chaque ville possède tant de bibliothèques que plus personne ne les remarque. Un pays comme une impasse, où les bruits de la guerre et la fureur du monde nous parviennent de loin. [...] J'enroule une tresse de Maman autour de mes doigts et je relis le poème de Jacques Roumain offert par Mme Economopoulos le jour de mon départ : Si l'on est d'un pays, si l'on y est né [...] eh bien on l'a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes » dira dans les dernières pages du livre Gaby devenu adulte.
Et il terminera par ces mots : « Je ne sais comment cette histoire finira. Mais je me souviens comment tout a commencé. »

 

Petit pays est tout d'abord une histoire à hauteur d'enfant des quartiers privilégiés de Bujumbura avec ses après-midi de jeux, la douceur de la nature qui la berce avec ses manguiers, ficus, eucalyptus, bougainvilliers, hibiscus et orchidées sauvages, l'innocence et la naïveté partagées avec sa bande de copains, les odeurs, les couleurs comme une image du Burundi différente, presque nostalgique ou magique hors de la guerre civile et du conflit entre Hutus et Tutsis dont l'enfant ne prend conscience qu'un peu plus tard, racontée à la première personne. « Vu d’ici, en France, on a une image très “cliché” de l’Afrique. On la pense toujours en termes de guerres, de famines, de sécheresses. Mais avant tout, l’Afrique, ce sont des personnes qui ont des vies banales, des citadins qui font les mêmes conneries qu’ici. » (Marianne)
Comme l'auteur cet enfant préservé vit dans un monde clos, dans son impasse avec ses copains et ses livres, au plus près de ces sensations qui sont pour lui la seule vérité dece Petit pays tant aimé. Une enfance protégée au cœur de familles aisées, vivant la richesse de la double culture, mais non exempte des contradictions héritées du passé colonial. Comme le dit le père de Gaby : « Ici, nous sommes des privilégiés. Là-bas, nous ne serons personne ». Ce à quoi sa mère répond : « Quand tu vois la douceur des collines, je sais la misère de ceux qui les peuplent. Quand tu t'émerveilles de la beauté des lacs, je respire déjà le méthane qui dort sous les eaux ».
Un vrai cocon que la violence va faire exploser obligeant chacun à prendre position. 
Mais le récit de l'enfant, loin de tout ancrage historique, est avant tout celui du paradis perdu et de l'incompréhension.

Avec le personnage de Gaby créé de toutes pièces, l'auteur distancie avec l'autobiographie. En effet si l'enfance de l'auteur et celle de Gaby sont proches, Gabriel vit ensuite des péripéties inventées pour faire avancer le récit qui n'ont rien de personnel. La deuxième partie du roman, celle qui raconte avec grâce et gravité ce basculement de l'enfance à l'adolescence, de l'histoire personnelle à la grande Histoire, de la douceur de vivre à la terreur, avec l'histoire de la tante Eusébie, le massacre des siens et l'itinéraire singulier de la mère partie à la recherche des siens qui en perd la raison, sont inspirés de témoignages ou de situations réelles dont l'auteur s'est ensuite nourri mais qui ne sont pas les siennes en propre. « Ce qui s’est passé dans ces régions-là a atteint des sommets de violence et d’horreur que même la littérature ne pourrait pas décrire. Et j’ai essayé – comme le personnage met la violence à distance, moi-même en tant qu’écrivain à ce moment-là – j’ai essayé de mettre le plus longtemps cette violence à distance et de ne pas trop la décrire. » expliquera Gaël Faye sur France Culture.
Le propos de l'auteur est plus de dire un monde que tous ignorent et qui a existé avant le basculement dans la violence, de « raconter les contemplations et le bonheur et non seulement les kalachnikovs et les machettes » et de partager ses questionnements face à l'horreur que de mettre en scène l'horreur elle-même. Même si derrière le glissement fatal du Burundi vers la guerre civile se profile l'horreur du génocide qui dévastera l'État voisin du Rwanda dont la mère du narrateur (et de l'auteur) est originaire.

Au début du roman, le narrateur assiste dans un bar sur un écran à un reportage sur les réfugiés qui arrivent en masse aux frontières de l’Europe. « On ne dira rien du pays en eux » constate Gaby en observant ces groupes de réfugiés désespérés. C'est, en écho avec notre réalité d'aujourd'hui,  cette ignorance ou indifférence au passé de ces migrants que Petit pays tente de réparer, de combler, de rendre palpable. « J’ai écrit ce roman pour crier à l’univers que nous avons existé, avec nos vies simples, notre train-train, notre ennui, que nous avions des bonheurs qui ne cherchaient qu’à le rester avant d'être expédiés aux quatre coins du monde et de devenir une bande d’exilés, de réfugiés, d’immigrés, de migrants. » (GF)
À travers son personnage, en instaurant un double registre narratif  entre la vie quotidienne de Gaby avec les siens et l'Histoire que son pays traverse, c'est  de façon universelle tous les êtres ballottés par l'histoire, les migrants, les exilés, que Gaël Faye embrasse d'un seul geste.

Gaël Faye d'une écriture rythmée et musicale, avec l'incarnation d'un double assez distancié pour éviter toute identification, parvient à rendre cette histoire d'enfance qui se positionne au cœur de notre histoire contemporaine, sensible et universelle.
La fin en est inattendue, émouvante et tout simplement magistrale.

Un premier roman réussi, émouvant, fort justement remarqué dans cette rentrée littéraire assez enthousiasmante.

Dominique Baillon-Lalande 
(31/10/16)    



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Grasset

(Août 2016)
224 pages – 18 €
















Gaël Faye,
né au Brurundi en 1982, est auteur, compositeur
et interprète de rap.
Petit pays est
son premier roman.





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