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Christian FRASCELLA


Ma famille décomposée



Il a dix-sept ans et déteste tout le monde : son père qui passe son temps dans son hamac à descendre ses bières mais ne rechigne jamais à défaire sa ceinture pour faire marcher droit la maisonnée depuis que la mère s'est tirée avec le jeune pompiste abandonnant son petit monde ; sa bigote de sœur qu'il surnomme le phoque moine, cloitrée et s'occupant du père comme une petite femme qui lui fait la morale ; les camarades qui se moquent ; les filles qui l'ignorent....
C'est de surcroît un adolescent au cursus scolaire peu brillant, qui se fout de tout et se prend pour un grand boxeur tant il a regardé de vidéos sur le sujet, toujours prêt à en découdre avec ses camarades.
Habillé du costume du gros dur, ce caïd de pacotille solitaire ne rechigne ni à la mauvaise foi, ni au cynisme, ni aux provocations, pour justifier son immobilisme et son désarroi. Un rebelle en rupture avec ce qui l'entoure, qui se la joue. Un égoïste replié sur lui-même qui ne sait pas quoi faire de lui-même et voudrait tant un peu de tendresse et d'intérêt.

Puis les choses basculent, avec l'arrivée dans leur univers de Virginia, cette femme pleine de principes et amoureuse de l'ordre sur laquelle le père a jeté son dévolu. La haine qu'ils se portent est symétrique à la fascination que l'intruse exerce sur l'alcoolique qui a arrêté de boire pour elle ou sur la sœur qui partage ses secrets culinaires avec elle. Lui, toujours prêt à mordre, de plus en plus seul, s'exclue autant qu'il se sent rejeté. La guerre domestique commence... inégale.

Viré pour avoir envoyé, lors d'un combat de mâles pour une écervelée, son adversaire à l'hôpital, il ne lui reste plus qu'à entrer dans le monde du travail. Au bas de l'échelle bien-sûr, au marché puis à l'usine...
Une initiation qui, conjuguée à la rencontre de l'amour avec une vieille de quelques années de plus qui travaille à la supérette locale et à l'hospitalisation en urgence du "chef" de famille, fait grandir...

Un roman qui dans sa première partie dégage des parfums de romans américains des années cinquante avec le langage cru et brutal propre à notre époque, pour un rendu sans surprise qui tire un peu en longueur même si le quotidien de cette Italie de la fin des années 80 se trouve assez bien croqué.
Et puis tout bascule quand l'ado entre à l'usine. Là, se trouvent les meilleures pages du livre, tant au point de vue social que dans le domaine de l'intime. Tout d'un coup, le sale môme perd sa superficialité provocatrice pour prendre une véritable épaisseur. Les personnages secondaires, la sœur et son soupirant, Virginia, le père, également. Ils se mettent tous à exister vraiment.
Le regard du narrateur sur les autres et leurs sentiments change, le paysage le permet avec trois histoires d'amour juxtaposées : celle du père avec Virginia, celle du "phoque" avec son timide admirateur, celle du narrateur avec Chiara, sa vendeuse. Mais au-delà, c'est aussi la pitié pour un vieux joueur de fléchettes atteint de surdité ou la tendresse pour un père dont la vie est en suspens qu'il découvre.
Par le biais de l'usine c'est l'univers féroce et destructeur de la production auquel il va être confronté. Celui des petits chefs, des syndicats, des doigts coupés, de la solidarité, de la fatigue aussi. Fini le cinéma, bienvenue dans la jungle des machines et des hommes.
De toutes parts, le jeune héros se trouve encerclé. A l'usine ou à l'hôpital, on ne joue plus car la mort rôde et les choix qui s'y font déterminent toute une vie.

Cette chronique gentiment déjantée, pleine de références cinématographiques, qui sait ménager ses effets et jouer des révélations surprenantes qui retournent le héros comme le lecteur, n'a rien du polar et on y cherchera vainement le moindre mort. Son intérêt est autre. Dans cette transformation du récit d'un jeune homme nombriliste sans foi ni loi qui n'hésite pas à mentir pour parvenir à ses fins ou par simple jeu jusqu'à se mettre dans les situations les plus cocasses, en une chronique sociale engagée et sensible. Comme si les anecdotes décousues livrées à l'état brut, de façon décalée et avec drôlerie, du début n'avaient été mises là que pour introduire et rendre essentielles, les réflexions sur la vie, la famille, l'amour et le monde du travail qui transfigurent par la suite l'ensemble du récit. Surprenant !

Cet auteur, très primé en Italie, dont le premier roman, Sept petits suspects, ne m'avait déjà pas laissée indifférente, mérite décidément lecture.

Dominique Baillon-Lalande 
(21/03/13)    



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Fleuve Noir

Littérature générale
(Février 2013)
300 pages - 19 €

Traduit par
Irina PETKOVA








Christian Frascella,
né à Turin en 1973, a collaboré à plusieurs revues et écrit des scénarios de courts-métrages. Après Sept petits suspects, Ma famille décomposée est son second ouvrage à paraître au Fleuve Noir.