Ma famille décomposée
Il a dix-sept ans et déteste tout le monde : son père qui passe
son temps dans son hamac à descendre ses bières mais ne rechigne
jamais à défaire sa ceinture pour faire marcher droit la maisonnée
depuis que la mère s'est tirée avec le jeune pompiste abandonnant
son petit monde ; sa bigote de sur qu'il surnomme le phoque moine, cloitrée
et s'occupant du père comme une petite femme qui lui fait la morale ;
les camarades qui se moquent ; les filles qui l'ignorent....
C'est de surcroît un adolescent au cursus scolaire peu brillant, qui se
fout de tout et se prend pour un grand boxeur tant il a regardé de vidéos
sur le sujet, toujours prêt à en découdre avec ses camarades.
Habillé du costume du gros dur, ce caïd de pacotille solitaire ne
rechigne ni à la mauvaise foi, ni au cynisme, ni aux provocations, pour
justifier son immobilisme et son désarroi. Un rebelle en rupture avec
ce qui l'entoure, qui se la joue. Un égoïste replié sur lui-même
qui ne sait pas quoi faire de lui-même et voudrait tant un peu de tendresse
et d'intérêt.
Puis les choses basculent, avec l'arrivée dans leur univers de Virginia,
cette femme pleine de principes et amoureuse de l'ordre sur laquelle le père
a jeté son dévolu. La haine qu'ils se portent est symétrique
à la fascination que l'intruse exerce sur l'alcoolique qui a arrêté
de boire pour elle ou sur la sur qui partage ses secrets culinaires avec
elle. Lui, toujours prêt à mordre, de plus en plus seul, s'exclue
autant qu'il se sent rejeté. La guerre domestique commence... inégale.
Viré pour avoir envoyé, lors d'un combat de mâles pour
une écervelée, son adversaire à l'hôpital, il ne
lui reste plus qu'à entrer dans le monde du travail. Au bas de l'échelle
bien-sûr, au marché puis à l'usine...
Une initiation qui, conjuguée à la rencontre de l'amour avec une
vieille de quelques années de plus qui travaille à la supérette
locale et à l'hospitalisation en urgence du "chef" de famille,
fait grandir...
Un roman qui dans sa première partie dégage des parfums de romans
américains des années cinquante avec le langage cru et brutal
propre à notre époque, pour un rendu sans surprise qui tire un
peu en longueur même si le quotidien de cette Italie de la fin des années
80 se trouve assez bien croqué.
Et puis tout bascule quand l'ado entre à l'usine. Là, se trouvent
les meilleures pages du livre, tant au point de vue social que dans le domaine
de l'intime. Tout d'un coup, le sale môme perd sa superficialité
provocatrice pour prendre une véritable épaisseur. Les personnages
secondaires, la sur et son soupirant, Virginia, le père, également.
Ils se mettent tous à exister vraiment.
Le regard du narrateur sur les autres et leurs sentiments change, le paysage
le permet avec trois histoires d'amour juxtaposées : celle du père
avec Virginia, celle du "phoque" avec son timide admirateur, celle
du narrateur avec Chiara, sa vendeuse. Mais au-delà, c'est aussi la pitié
pour un vieux joueur de fléchettes atteint de surdité ou la tendresse
pour un père dont la vie est en suspens qu'il découvre.
Par le biais de l'usine c'est l'univers féroce et destructeur de la production
auquel il va être confronté. Celui des petits chefs, des syndicats,
des doigts coupés, de la solidarité, de la fatigue aussi. Fini
le cinéma, bienvenue dans la jungle des machines et des hommes.
De toutes parts, le jeune héros se trouve encerclé. A l'usine ou
à l'hôpital, on ne joue plus car la mort rôde et les choix
qui s'y font déterminent toute une vie.
Cette chronique gentiment déjantée, pleine de références
cinématographiques, qui sait ménager ses effets et jouer des révélations
surprenantes qui retournent le héros comme le lecteur, n'a rien du polar
et on y cherchera vainement le moindre mort. Son intérêt est autre.
Dans cette transformation du récit d'un jeune homme nombriliste sans
foi ni loi qui n'hésite pas à mentir pour parvenir à ses
fins ou par simple jeu jusqu'à se mettre dans les situations les plus
cocasses, en une chronique sociale engagée et sensible. Comme si les
anecdotes décousues livrées à l'état brut, de façon
décalée et avec drôlerie, du début n'avaient été
mises là que pour introduire et rendre essentielles, les réflexions
sur la vie, la famille, l'amour et le monde du travail qui transfigurent par
la suite l'ensemble du récit. Surprenant !
Cet auteur, très primé en Italie, dont le premier roman, Sept
petits suspects, ne m'avait déjà pas laissée indifférente,
mérite décidément lecture.
Dominique Baillon-Lalande
(21/03/13)