La tête haute
Jean, quarante ans, est écrivain. "Depuis quelque temps, Jean n'écrivait
plus. Il se tenait sur le fil séparant l'écrivain à la recherche
d'inspiration sur Internet de l'insomniaque asservi à une machine toujours
disponible."
Il vit en couple avec Laura, son Italienne, il l'aime mais elle lui pourrit un
peu la vie, s'agace de ses nuits vampirisées par le Net, de son immobilisme.
Elle voudrait aussi un enfant, lui non.
À Marseille, Betty, quatre-vingt-quinze ans, s'ennuie. Elle a mille
fois raconté sa vie et les siens ne l'écoutent plus. Agathe, sa
petite fille de vingt ans, étudiante brillante, passe une annonce sur
Internet. Elle veut, comme cadeau à l'aïeule, trouver l'écrivain
qui écrira le livre de sa vie. Une opportunité pour Jean de trouver
un sujet ?
À Paris, Sonia, neuf ans, est en difficulté à l'école.
Non seulement elle redouble cette année mais elle semble, en outre, décidée
à ne plus parler, s'appuyant sur sa seule frangine pour communiquer.
Une demeurée ? Jean, engagé comme bénévole dans
une association de soutien scolaire, s'attache à la gamine et décide
d'utiliser le détour du jeu pour communiquer avec elle et l'aider à
s'en sortir. Un challenge difficile auquel Jean, aidé par les conseils
de Laura qui a fait de la psy son métier, s'accroche.
Jean, après avoir rencontré Agathe, accepte le job. Il sera nourri
et logé chez Betty. "Chez nous, l'appétit, c'est une compétence,
vous verrez..." La vieille veuve est attachante. Elle a un itinéraire
singulier, ne sait pas écrire, n'a que "les mots des pauvres
gens" pour raconter mais c'est une vraie personnalité.
Une vie qui a mal démarré : mère morte à ses sept
ans, père qui s'en débarrasse à l'orphelinat où
le travail du linge remplace la plupart du temps l'école, puis placement
chez un oncle qui la maltraite... Mais "sa vraie vie", comme
elle dit, commence quand, en 1938, elle fuit Alger pour aller retrouver son
frère à Marseille. Le reste n'est que préliminaire et elle
le balaie rapidement. "Tout provient de ce moment infime, cet instant
en lequel Betty choisit que sa vie sera nécessairement heureuse."
En France, il y eu Berthe, sa belle sur, qui l'a accueillie, recueillie,
avec une bienveillance maternelle. Un soutien solide jusqu'à ce que le
cancer l'emporte.
La jeune fille, mignonne et souriante, passe vite de l'usine, bruyante et épuisante,
au rayon confiserie du Monoprix chic du centre-ville. Un cadre de travail qui
lui plaît, où elle restera longtemps. C'est là qu'elle fera
les deux grandes rencontres de sa vie : Rosa, couturière et brodeuse
sans travail, reconvertie en vendeuse aux côtés de Betty et plus
tard celui qui sera son mari. "Rosa a des idées bien à
elle, par exemple elle pense que les femmes devraient pouvoir voter. Elle fume
et elle a montré un jour à Betty un pantalon qu'elle s'était
cousu. Betty scandalisée, l'admire secrètement." La jeune
femme a pris Betty sous son aile, l'a fait sortir de son isolement et elles
sont devenues pour longtemps inséparables. Une amitié forte et
constante.
C'est Rosa qui encourage Betty à accepter l'invitation d'un client, un
bourgeois, qui l'a remarquée au travail. "Un milord avec un beau
chapeau et une belle moustache. Bel homme par là-dessus." Betty
aussi est belle. Et elle a vingt ans. Ce sera l'homme de sa vie.
Une histoire d'amour quelque peu compliquée par la différence
de classe. L'homme, gentil, très amoureux mais d'un naturel craintif,
vit encore chez ses parents, sous l'autorité de sa mère. Des notables
pleins de principes auxquels il n'ose avouer sa liaison, qui tenteront de régler
le problème à leur façon quand Betty se retrouvera enceinte.
Mais la jeune femme ne se laisse rien imposer. Avec le soutien de Berthe et
Rosa, elle décide, quitte à se faire traiter de pute, de garder
l'enfant. Après l'accouchement, elle met Micheline en nourrice et reprend
son travail au Monoprix pour assurer son entretien. "Que serait-elle
devenue, Betty, engrossée par son bourgeois, sans Berthe et Rosa, ses
deux surs de pauvreté ?"
Il faudra encore quelques années pour que la liaison clandestine se transforme
en mariage et que l'homme ose introduire Betty dans son monde. S'ensuit, pour
la jeune femme, une période d'éblouissement et de pur bonheur,
puisqu'elle en a décidé ainsi, où elle peut désormais
se consacrer exclusivement à ses cinq enfants et à son mari. "Betty,
ange de douceur, modèle de résignation, lumière du foyer."
Voilà l'histoire telle que Betty la raconte à Jean.
L'écrivain se prend au fil des rencontres d'affection vraie pour la
vieille dame et prend son job à cur. "Il faut écouter
les silences, il faut être patient pour entendre. Il s'agit d'oublier
la positivité de la réalité. Dans le son de la voix qui
persiste à l'oreille, la matière se fait jour." C'est
à lui d'interpréter les non-dits, de deviner les zones d'ombre,
qu'avec son parti-pris absolu de bonheur, elle contourne.
Mais parfois, tout cela devient lourd, "Trop de femmes. Un océan
de femmes, une très vieille, une très jeune, une enfant, sa femme
à lui, toutes, avec leur lignée, leur destin et tous leurs seins,
et toutes leurs jambes, et leurs cheveux et leurs ventres féconds, toutes
leurs berceuses rauques racontant les temps perdus d'avant les mots."
Cette histoire le monopolise et "Jean est aux prises avec ces souvenirs
qui ne sont pas les siens, dès qu'il ferme les yeux, son cerveau cesse
de lui appartenir". Au dehors il y a sa vie à lui avec Laura
qui souhaite retourner quelque temps dans son pays après le départ
de Berlusconi. Ne pas la perdre, surtout.
Quand l'aïeule considérera que tout a été dit, elle
se laissera sereinement partir, libérant Jean de sa charge, non sans
lui avoir transmis sa force et sa détermination au bonheur.
Un récit intelligent, plein d'humour et de charme, qui nous fait voyager
dans le temps de 1920 à 2011 et dans l'espace : Paris, Marseille, Alger,
Trieste.
Betty parle, Jean écrit et ils sont deux finalement à porter les
tranches de vies, de l'une mais aussi de l'autre, à la manière
d'un puzzle dont le titre pourrait être "oser le bonheur".
Derrière l'histoire de Betty la petite immigrée, c'est certes
une époque révolue qui se dessine mais, par instants, ses paroles
trouvent un écho dans le présent : Sonia n'est-elle pas aussi
perdue à l'école que la vendeuse qui ne savait pas lire dans les
réceptions bourgeoises ? Jean ne tente-t-il pas de jouer auprès
de Sonia un rôle identique à celui que le syndicat et le PC avaient
tenu pour Albert en lui apprenant à lire alors qu'il travaillait sur
les chantiers ? Jean ne serait-il pas atteint de la même difficulté
à assumer l'amour qu'il porte à Laura que le jeune notable face
à Betty ? Le décalage social vécu par Betty serait-il si
différent de celui qu'Agathe ressent aux premiers jours de ses études
supérieures face aux "héritiers" ?
Là est l'originalité de ce court roman imprégné
d'une conscience de classe, d'une combativité, nimbé de la bienveillante
générosité du personnage attachant de Rosa. Il déborde
du cadre et dans un grand brassage intergénérationnel, porté
par une écriture assez classique, il devient intemporel.
Betty c'est de la détermination, de l'espoir et de l'énergie positive
à l'état pur. Agathe, toute jeune, semble en avoir pris conscience
et ce sera peut-être là, la vraie découverte pour Jean dans
cette aventure.
En arrière-plan, il y a des références féministes
ou politiques, un clin d'il au numérique omniprésent, mais
aussi des prostituées chinoises, des chats, Mistinguett et Chuck Norris
et une chanson de Léo Ferré qui serait comme la bande musicale
du film qui nous est livré.
Un livre qui transforme avec simplicité et authenticité un récit
de vie en leçon de vie. Tonique et émouvant. A découvrir.
Dominique Baillon-Lalande
(12/09/13)