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Emmanuelle LAMBERT

La tête haute


Jean, quarante ans, est écrivain. "Depuis quelque temps, Jean n'écrivait plus. Il se tenait sur le fil séparant l'écrivain à la recherche d'inspiration sur Internet de l'insomniaque asservi à une machine toujours disponible."
Il vit en couple avec Laura, son Italienne, il l'aime mais elle lui pourrit un peu la vie, s'agace de ses nuits vampirisées par le Net, de son immobilisme. Elle voudrait aussi un enfant, lui non.

À Marseille, Betty, quatre-vingt-quinze ans, s'ennuie. Elle a mille fois raconté sa vie et les siens ne l'écoutent plus. Agathe, sa petite fille de vingt ans, étudiante brillante, passe une annonce sur Internet. Elle veut, comme cadeau à l'aïeule, trouver l'écrivain qui écrira le livre de sa vie. Une opportunité pour Jean de trouver un sujet ?

À Paris, Sonia, neuf ans, est en difficulté à l'école. Non seulement elle redouble cette année mais elle semble, en outre, décidée à ne plus parler, s'appuyant sur sa seule frangine pour communiquer. Une demeurée ? Jean, engagé comme bénévole dans une association de soutien scolaire, s'attache à la gamine et décide d'utiliser le détour du jeu pour communiquer avec elle et l'aider à s'en sortir. Un challenge difficile auquel Jean, aidé par les conseils de Laura qui a fait de la psy son métier, s'accroche.

Jean, après avoir rencontré Agathe, accepte le job. Il sera nourri et logé chez Betty. "Chez nous, l'appétit, c'est une compétence, vous verrez..." La vieille veuve est attachante. Elle a un itinéraire singulier, ne sait pas écrire, n'a que "les mots des pauvres gens" pour raconter mais c'est une vraie personnalité.
Une vie qui a mal démarré : mère morte à ses sept ans, père qui s'en débarrasse à l'orphelinat où le travail du linge remplace la plupart du temps l'école, puis placement chez un oncle qui la maltraite... Mais "sa vraie vie", comme elle dit, commence quand, en 1938, elle fuit Alger pour aller retrouver son frère à Marseille. Le reste n'est que préliminaire et elle le balaie rapidement. "Tout provient de ce moment infime, cet instant en lequel Betty choisit que sa vie sera nécessairement heureuse."
En France, il y eu Berthe, sa belle sœur, qui l'a accueillie, recueillie, avec une bienveillance maternelle. Un soutien solide jusqu'à ce que le cancer l'emporte.
La jeune fille, mignonne et souriante, passe vite de l'usine, bruyante et épuisante, au rayon confiserie du Monoprix chic du centre-ville. Un cadre de travail qui lui plaît, où elle restera longtemps. C'est là qu'elle fera les deux grandes rencontres de sa vie : Rosa, couturière et brodeuse sans travail, reconvertie en vendeuse aux côtés de Betty et plus tard celui qui sera son mari. "Rosa a des idées bien à elle, par exemple elle pense que les femmes devraient pouvoir voter. Elle fume et elle a montré un jour à Betty un pantalon qu'elle s'était cousu. Betty scandalisée, l'admire secrètement." La jeune femme a pris Betty sous son aile, l'a fait sortir de son isolement et elles sont devenues pour longtemps inséparables. Une amitié forte et constante.
C'est Rosa qui encourage Betty à accepter l'invitation d'un client, un bourgeois, qui l'a remarquée au travail. "Un milord avec un beau chapeau et une belle moustache. Bel homme par là-dessus." Betty aussi est belle. Et elle a vingt ans. Ce sera l'homme de sa vie.
Une histoire d'amour quelque peu compliquée par la différence de classe. L'homme, gentil, très amoureux mais d'un naturel craintif, vit encore chez ses parents, sous l'autorité de sa mère. Des notables pleins de principes auxquels il n'ose avouer sa liaison, qui tenteront de régler le problème à leur façon quand Betty se retrouvera enceinte. Mais la jeune femme ne se laisse rien imposer. Avec le soutien de Berthe et Rosa, elle décide, quitte à se faire traiter de pute, de garder l'enfant. Après l'accouchement, elle met Micheline en nourrice et reprend son travail au Monoprix pour assurer son entretien. "Que serait-elle devenue, Betty, engrossée par son bourgeois, sans Berthe et Rosa, ses deux sœurs de pauvreté ?"
Il faudra encore quelques années pour que la liaison clandestine se transforme en mariage et que l'homme ose introduire Betty dans son monde. S'ensuit, pour la jeune femme, une période d'éblouissement et de pur bonheur, puisqu'elle en a décidé ainsi, où elle peut désormais se consacrer exclusivement à ses cinq enfants et à son mari. "Betty, ange de douceur, modèle de résignation, lumière du foyer."
Voilà l'histoire telle que Betty la raconte à Jean.

L'écrivain se prend au fil des rencontres d'affection vraie pour la vieille dame et prend son job à cœur. "Il faut écouter les silences, il faut être patient pour entendre. Il s'agit d'oublier la positivité de la réalité. Dans le son de la voix qui persiste à l'oreille, la matière se fait jour." C'est à lui d'interpréter les non-dits, de deviner les zones d'ombre, qu'avec son parti-pris absolu de bonheur, elle contourne.
Mais parfois, tout cela devient lourd, "Trop de femmes. Un océan de femmes, une très vieille, une très jeune, une enfant, sa femme à lui, toutes, avec leur lignée, leur destin et tous leurs seins, et toutes leurs jambes, et leurs cheveux et leurs ventres féconds, toutes leurs berceuses rauques racontant les temps perdus d'avant les mots." Cette histoire le monopolise et "Jean est aux prises avec ces souvenirs qui ne sont pas les siens, dès qu'il ferme les yeux, son cerveau cesse de lui appartenir". Au dehors il y a sa vie à lui avec Laura qui souhaite retourner quelque temps dans son pays après le départ de Berlusconi. Ne pas la perdre, surtout.

Quand l'aïeule considérera que tout a été dit, elle se laissera sereinement partir, libérant Jean de sa charge, non sans lui avoir transmis sa force et sa détermination au bonheur.

Un récit intelligent, plein d'humour et de charme, qui nous fait voyager dans le temps de 1920 à 2011 et dans l'espace : Paris, Marseille, Alger, Trieste.
Betty parle, Jean écrit et ils sont deux finalement à porter les tranches de vies, de l'une mais aussi de l'autre, à la manière d'un puzzle dont le titre pourrait être "oser le bonheur".

Derrière l'histoire de Betty la petite immigrée, c'est certes une époque révolue qui se dessine mais, par instants, ses paroles trouvent un écho dans le présent : Sonia n'est-elle pas aussi perdue à l'école que la vendeuse qui ne savait pas lire dans les réceptions bourgeoises ? Jean ne tente-t-il pas de jouer auprès de Sonia un rôle identique à celui que le syndicat et le PC avaient tenu pour Albert en lui apprenant à lire alors qu'il travaillait sur les chantiers ? Jean ne serait-il pas atteint de la même difficulté à assumer l'amour qu'il porte à Laura que le jeune notable face à Betty ? Le décalage social vécu par Betty serait-il si différent de celui qu'Agathe ressent aux premiers jours de ses études supérieures face aux "héritiers" ?
Là est l'originalité de ce court roman imprégné d'une conscience de classe, d'une combativité, nimbé de la bienveillante générosité du personnage attachant de Rosa. Il déborde du cadre et dans un grand brassage intergénérationnel, porté par une écriture assez classique, il devient intemporel.
Betty c'est de la détermination, de l'espoir et de l'énergie positive à l'état pur. Agathe, toute jeune, semble en avoir pris conscience et ce sera peut-être là, la vraie découverte pour Jean dans cette aventure.

En arrière-plan, il y a des références féministes ou politiques, un clin d'œil au numérique omniprésent, mais aussi des prostituées chinoises, des chats, Mistinguett et Chuck Norris et une chanson de Léo Ferré qui serait comme la bande musicale du film qui nous est livré.
Un livre qui transforme avec simplicité et authenticité un récit de vie en leçon de vie. Tonique et émouvant. A découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(12/09/13)    



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Les Impressions Nouvelles

(Août 2013)
128 pages - 12,50 €










Photo © Cecilia Garroni Parisi 2013
Emmanuelle Lambert,

née en 1975, est l'auteur d'un portrait d'Alain Robbe-Grillet, Mon grand écrivain (2009), et d'un roman, Un peu de vie dans la mienne (2011), tous deux publiés aux Impressions Nouvelles. Elle a édité la Correspondance entre Alain et Catherine Robbe-Grillet (Fayard, 2012) dont elle a postfacé le livre Alain paru également chez Fayard en 2012. Elle vit à Paris et travaille à l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine.