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Mary DORSAN

Le présent infini s'arrête



Dans ce livre, Caroline, infirmière en pédopsychiatrie, raconte son travail et la vie en milieu ouvert dans un appartement thérapeutique pour adolescents dans une cité de la région parisienne. Les sept pensionnaires sont atteints de troubles psychiatriques lourds, mais aussi de « troubles de l’attachement et du lien ». Ils sont encore suivis par l'hôpital de jour et le psychiatre avec régularité. Tous ont une scolarité plus que chaotique et leur milieu familial se trouve absent, défaillant ou désarmé. Les plus vieux sont dirigés sans trop y croire vers des formations, des CAT ou l'apprentissage, mais tous galèrent avant tout à trouver leur place dans le monde extérieur.
« Tout notre travail dans ce service, écrit la narratrice, c[est] d’autonomiser, dans la cité, dans un service ouvert, des jeunes qui ont été institutionnalisés pendant des années, qui sont violents, effrayants, ­malheureux et exclus de la société. Cet appartement les retient dans la vie, dans le monde. »
Dans l'appartement, le personnel qui se relaie jour et nuit tente d'instaurer une vie normale : lever, élaboration des repas partagés par tous, vaisselle,  TV,  devoirs, coucher, nuit (souvent agitée). Le week-end certains rentrent chez eux, dans une famille d'accueil ou un foyer, d'autres restent  et sont occupés par des activités de jardinage ou des sorties au musée. Parfois, pour les vacances, ils s'évadent quelques jours à la campagne ou au bord de la mer. 
Mais dans ce huis clos où se côtoient, coexistent et souvent s'affrontent les soignants et les patients, les dérapages sont toujours en suspens. « Ils souffrent ensemble de se connaître, de se fréquenter, de se lier, de se délier, de s’aimer ou de se haïr. » Ces jeunes expriment, chacun à sa manière mais le plus souvent par la violence, leur souffrance et le manque d'affection. Une violence incontrôlée et incontrôlable.Et il faut empêcher l’un d’agresser un SDF dans la rue, désamorcer une bagarre entre deux autres, cadrer, protéger, contenir une peur ou une répulsion, rassurer, donner confiance, consoler, surtout ne pas s’attacher et NE PAS CRAQUER.
Pour faire face à cette violence physique et psychique, il faut à Caroline et aux autres soignants (Constant, Colette, Ivan, Charlotte, Irène, Sandrine, Nathan...), une placidité, une résistance et une générosité à toute épreuve. 

Il faut faire avec Thierry dont l'odeur indispose tous ceux qui le côtoient, qui étale ses excréments et du sang partout sur les murs : «  Thierry s'essuie sur les murs et ailleurs. Il rajoute. Il épaissit. Il dramatise ; [...] Thierry réfléchit avec ses intestins. Il parle avec ses boyaux. Il insiste avec son sang. Il souligne avec du mucus. Il a la souffrance par paquets, la douleur par giclure, la tristesse par lissage. C'est la fresque de sa folie dans les toilettes. Il crie avec sa crotte. Et c'est plus supportable que ses insultes, ses hurlements, ses rots, ses pets, ses crachats, sa violence, ses attaques, ses provocations. Il casse tout dans sa chambre quand les infirmières et les éducateurs lui disent non. »
Faire avec Aurélie qui n'est pas en reste pour insulter son monde mais toujours en quête d'amour et  Hisham l'éternel amoureux avec lequel il faut jouer les mamans de remplacement.
Avec Romuald aux « grands déserts vides » qui décroche tout d'un coup avec la réalité, «  quand ses éboulements se produisent pendant une action, Romuald se trouve entravé, enrayé. Ses bras et ses jambes sont en attente de mouvements et de gestes, mais il a besoin de l'autre, indispensable télécommande, pour amorcer chaque étape de ses actions. »
Avec Jean-Marc, Roberto, Djamel, Jonathan, Augustin ...
Et quand on vit parmi la folie, on apprend vite qu'elle n'a pas de bornes déterminées.
De chapitre en chapitre, le lecteur fait connaissance avec les adolescents mais aussi avec les soignants. On y découvre les problèmes de gestion des plannings, les relations entre collègues affectueuses ou tendues, court-circuitées par la fatigue, la peur, la lassitude, parfois l’inexpérience, les indispensables réunions de service où on échange sur la « violence, la gestion des risques, la police, la fermeture, les admissions, les sorties, le sexe, les pulsions, les séjours thérapeutiques et les symptômes. »

Et puis un jour l’impensable se produit : « J’ai craché sur un patient, explique l'infirmière. C’est arrivé. J’ai éprouvé de la honte, du regret, de la culpabilité, des remords. Ensuite, j’ai essayé de penser : "Comment se fait-il que j’aie pu faire une chose pareille ?" C’était l’effondrement de tout mon système de valeurs. »
Alors, pour trouver une explication à ce crachat, Caroline se tourne vers l'écriture. « Je me suis rendu compte que je n’arrivais pas à me représenter à moi-même ce que je sentais quand j’étais avec ces jeunes, dit-elle. Il me semble que ce que l’on vit avec eux est irreprésentable. Ce livre est une tentative de réponse, avec les moyens de la littérature, à cette impossibilité. »
« Je veux. Dire. Décrire. Montrer. Tout. Le bon et le mauvais. Je voudrais que l’on pense davantage à eux. Ces adolescents sont invisibles ou méconnus dans notre société. Ou incompris. Terriblement vulnérables, fragiles, si près de l’exclusion totale, ils sont à la marge. À la marge de notre pensée, de nos yeux. »

Un mois après « ce crachat », Mary Dorsan commence donc à noter les dialogues et les scènes de son quotidien qui lui semblent significatives. Mais rapidement, elle bute sur l'emploi de la première personne : « J’étais obligée de partir de ce que je vivais. Mais parler de soi, c’est dégoûtant. Être au centre, être le truc qui capte, être le truc qui analyse, sent, regarde, c’est trop de soi. Ça suscite le dégoût. » Elle prend alors de la distance, se projette dans un personnage fictif qu’elle nomme « Caroline » qui lui permet d'évoquer « d’autres vies que la sienne », de décentrer son récit, pour aborder la multiplicité des situations et des relations en jeux.
Et Caroline nous ouvre par ses mots les portes de son univers professionnel hors du commun, avec cet appartement thérapeutique qui a tout d'un huis clos infernal aux confluences de la folie et de la violence sous toutes ses formes. On est saisi dès la première phrase par ce récit d'une année présentée au jour le jour, ce « présent infini » découpé en chapitres thématiques, sous forme de chroniques, décousues, anecdotiques, qui brossent un portrait brutal mais généreux de ces adolescents fragiles et psychotiques. Pour dire aussi la difficulté de les soigner, de les accompagner ou tout simplement de rester auprès d'eux et poser la question de la juste distance dans les relations soignants-patients. Une description d'une réalité si lourde et si complexe pour les soignants qu'elle les étouffe et les mine, mettant à mal, parfois, leur équilibre ou leur vie privée. Certains n'y résisteront pas.

L'auteur, au plus proche de la réalité, au plus juste des ressentis ou des mots des uns ou des autres, pas de façon froide, administrative ou clinique mais avec empathie, transcrit. Et ce qui pourrait être insupportable à lire, si elle ne se tenait loin de tout misérabilisme, plainte ou procès, devient un récit prégnant, poignant, angoissant, par moment tendre ou humoristique, dont les personnages (patients ou soignants) criants d'humanité et de souffrance nous bouleversent.
La parole brute des uns et des autres vous prend aux tripes et on bascule au fil des sept cents pages dans cet univers étranger terrifiant et fascinant sans pouvoir s'en déprendre.  

D'inspiration autobiographique, ce roman, mené avec une maîtrise parfaite, tendu sur un fil entre normalité et folie, patients et soignants, attraction et répulsion, moments lumineux de joie, éclats poétiques et éclaboussures de merde ou éclats de violence, dégage une puissance et une humanité exceptionnelles.
Tout est dit dans la postface du roman : « À mes collègues, à nos patients et leur famille. C’est écrit parce que c’est notre histoire mêlée. C’est le récit de vies difficiles, méconnues, à la marge. Pour affirmer que vous existez. Que nous existons ensemble. Garder le silence était impossible. Vous dire ce livre aussi. »

Dominique Baillon-Lalande 
(01/10/15)   



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P.O.L.

(Août 2015)
720 pages - 24,90 €












Mary Dorsan est
infirmière psychiatrique.
Le présent infini s’arrête
est son premier roman.