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Marie DARRIEUSSECQ


Il faut beaucoup aimer les hommes



Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers […]
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Tel qu'on dépeint nos Dieux, ou tel que je vous voi.

Racine, Phèdre (Acte II, scène 5)


Solange contemple Hollywood depuis l'Olympe, chez George Clooney. Elle mange à la table des dieux : elle est en train de tourner dans un film avec Matt Damon et tutoie Steven Soderbergh. Mais elle qui, en tant qu'actrice, n'existe que par le désir des autres, va être foudroyée par un jeune prince en toge, pardon, en long manteau. C'est excentrique, mais la scène se passe à Los Angeles, la nuit turquoise, la piscine profonde ou le contraire… au loin on entend japper des coyotes …

Kouhouesso, acteur américain d'origine camerounaise, n'a joué que des seconds rôles mais remarqués, tant sa belle présence est irradiante. Comme Phèdre devant Hippolyte, Solange quand elle le voit, rougit, et pâlit à sa vue. Le destin a frappé, on assiste au premier acte de la tragédie. Le Je t'aime moi non plus peut commencer. Lui, la voit à peine, tout entier à son rêve attaché : réaliser, bien après Coppola et cette fois en Afrique, le roman de Conrad, Au cœur des ténèbres. Il va se laisser aimer, elle va le suivre sur le tournage apocalyptique de son film, au bord du fleuve Ntem, à la frontière du Cameroun et de la Guinée Equatoriale.

Une musique, un balancement de phrases brèves et définitives, accompagne cet homme et cette femme, ce Noir et cette Blanche, qui, même dans la passion, ne peuvent jamais sortir de leur enveloppe :
Plus tard sa cuisse était posée sur sa cuisse, et son bras sur son bras, et elle était si blanche et lui si noir que ça la faisait rire, c'était charmant, appétissant, quasi pâtissier ; les corps se terminaient si nettement, se touchaient si franchement, s'arrêtaient et reprenaient exactement où les fermait la peau, et on avait envie de recommencer juste pour ça, pour vérifier encore qu'ici c'est moi et là c'est toi et que nous pouvons nous trouver et jouir de ça, précisément ça, la différence décorative, inventée exprès pour faire joli .

Et s'il fallait lire : elle était si femme et lui si homme… comme si la différence de couleur n'était là en effet que pour faire joli. Bien sûr ce roman évoque les horreurs pratiquées par les colonisateurs sur le continent africain et le honteux discours d'un petit président français sur l'homme africain mais il parle surtout d'un malentendu, d'une aliénation. Solange ne vit plus, elle attend. Qu'elle vive ou non avec lui, elle attend son amant, affres et délices, lente désespérance comblée de délires interprétatifs et de soif de mieux connaître l'autre, de gommer les différences, combler ce qui les sépare, lit les livres qu'il a lus […] pour y trouver des indices, des sentiers, le plan du cerveau de Kouhouesso, la forme de sa pensée…

Solange, sur le tournage, dans la fournaise moite de la forêt équatoriale, devient le continent noir de celui qu'elle aime : exploité, pillé, dévasté, nié. Au contraire de ces pygmées nues qui chantent et frappent l'eau du fleuve en cadence et refusent d'entrer dans la boîte du metteur en scène tout puissant, elle, la femme, l'actrice, n'existe plus que par celui qui a pris possession d'elle, son amant, son metteur en scène, son démiurge, celui qui la fera vivre sur les écrans noirs, les réels et elle espère, ceux de ses nuits blanches. Dans une telle aliénation, elle ne peut être alors que flouée.

Sans jamais tomber dans les clichés qu'il frôle pourtant sans cesse avec humour, ceux du roman d'amour à l'eau de rose, le roman de Marie Darrieussecq mélange en sourdine la musique de Duras, le désenchantement de Sagan, la lucidité cruelle d'Une passion simple d'Annie Ernaux, pour fabriquer un nouveau cocktail : noir et blanc, snob, amer, enivrant. A nos amours !

Sylvie Lansade 
(17/10/13)    



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Lectures





Folio

(Mars 2015)
304 pages - 7,50

Prix Médicis
2013





Éditions P.O.L.

(Août 2013)
320 pages - 18 €








Marie Darrieussecq,

née en 1969 à Bayonne,
est écrivaine
et psychanalyste.


Bio-bibliographie sur
le site de P.O.L.



Bio-bibliographie sur
Wikipédia