Ayant constaté qu'il n'arrivait plus à écrire de la fiction,
un écrivain abandonne la page blanche sur laquelle il s'acharne sans
succès pour descendre marcher dans la ville. Une déambulation
de plusieurs jours où il prend le pouls de sa ville malade et de ses
habitants.
"La flânerie n'est pas l'affaire d'un nombre de pas. Déambuler
c'est inventer. [...] Quand le flâneur ne marche pas, il se transforme
en objet urbain. [...] Le flâneur disparaît, se fond dans la masse.
[...] Le flâneur peut voir à travers les yeux d'un animal de la
ville. Il peut, à volonté, devenir pigeon ou chien errant."
"J'ai fait une fois encore le même tour, celui de ma promenade favorite.
Un chien était allongé en travers de la rue. Dans cette rue qui
est l'une de mes préférées. À dire le vrai, j'aime
presque tout dans ce coin de la ville, d'un amour conscient et immédiat.
Je me suis arrêté un instant, inquiet pour l'animal. Quelques minutes
se sont écoulées mais il n'a pas bougé de sa place, et
aucune voiture qui l'aurait mis en danger n'est apparue. [...] Certaines rues
se vident peu à peu."
Il remarque les boutiques définitivement fermées, les hôtels
et restaurants déserts, se laisse surprendre par les bruits nouveaux
apportés par la crise comme le grincement aigu des caddies des chiffonniers
à l'uvre.
S'impose alors à lui la nécessité de dire ce qu'il advient
d'Athènes, en ces temps de crise.
"Tout ce que je croisais sur mon chemin me paraissait porteur d'une
vague menace. Même les objets inanimés, par exemple les ordures
dans la rue, les plaques de bitume éclatées et les dizaines de
poteaux en métal plantés sur les trottoirs. [...] Les murs ont
des bouches ; ils parlent ; les mots ont des cris. [...] Petit à petit,
les quartiers suffoquent. Nous sommes environnés d'espaces clos, livrés
à l'abandon, vides, que laissent derrière elles les entreprises
en faillite [...] des cavités inoccupées qui, il y a peu encore,
accueillaient la vie."
"On dirait que la ville s'est retournée sur elle-même comme
on retourne une chaussette. Tout ce qui autrefois avait sa place à l'abri
des regards, tout ce qui restait caché - ou plus exactement privé
- entre les quatre murs des habitations est aujourd'hui livré en pâture
au milieu de la rue, au vu et au su de tous. [...] Les fonctions élémentaires
comme manger ou dormir, les disputes, les gestes amoureux, tout cela se déverse
à présent autour de nous, avec désespoir, impudeur, sans
même la délectation de la transgression, en un spasme nerveux."
L'écrivain, de jour, de nuit, marche avec son carnet de notes et son
appareil photo, bute sur ceux que la société rejette et qui peu
à peu investissent l'espace public comme des fantômes ; il les
a vus, écoutés, s'interdisant de les réduire à ce
qu'ils semblent être devenus, jetés à la rue.
"Un homme écrasé dans une benne à ordures. Dimanche
matin à l'aube, une nouvelle tragédie a frappé le monde
invisible des sans-abri du quartier de Tavros, quand un sans domicile fixe,
qui était entré dans un conteneur pour se protéger du froid,
a été réduit en pièces par la benne du camion poubelle.
Les employés municipaux avaient déplacé le conteneur dans
lequel il dormait sans s'apercevoir de sa présence. Alors que la collecte
se poursuivait, le malheureux a commencé à appeler à l'aide
et le processus a été interrompu. Les pompiers ont été
alertés et le sans-abri a été libéré puis
transféré à l'hôpital, où il a succombé
à ses blessures graves. Hier soir encore son identité était
inconnue, on suppose qu'il s'agit d'un Grec, âgé d'environ cinquante
ans. Aujourd'hui doit avoir lieu l'autopsie, ainsi qu'une analyse ADN, qui devraient
permettre de l'identifier." relate le journal du jour...
Un exemple de la violence au quotidien qui gangrène la ville aussi sûrement
que l'émergence des néo-nazis de l'organisation "Aube dorée".
L'auteur va y voir de près. Il croise de nombreux sans-abri, semblables
à celui de ce fait divers, les a regardés, photographiés,
a discuté avec certains, s'attachant en particulier à un cinquantenaire
bavard ayant trouvé refuge à la gare routière.
"Il y a des aptitudes qu'on est forcé de développer quand
on vit dans la rue. Marcher sans se faire remarquer parmi les gens, fermer les
yeux sans se laisser troubler par les bruits inconnus alentour, ne pas avoir
peur, ne pas se laisser envahir par le dégoût, rester indifférent
aux regards des autres, devenir transparent, écouter son intuition et
ignorer les mises en garde de la logique - dans la rue la logique est illusoire,
d'autres lois règnent ici. Résister au besoin impulsif de contact
humain, s'endurcir. Reconsidérer sa foi dans le destin : apprendre à
ne pas espérer, mais croire en la chance. Maîtriser ses besoins
corporels. Ne pas réfléchir. Voir dans la routine quotidienne
un cycle qui se répète et pas un chemin rectiligne insurmontable.
Ne pas se hâter, ne pas culpabiliser, ne pas avoir d'inhibitions, ne rien
attendre, ne pas craindre la fin. Et plus que tout rester imperturbable, inexpressif,
indifférent. Ne se laisser toucher par rien", lui confie-t-il.
La soupe populaire, la recherche d'une chambre, d'un banc ou d'un recoin pour
dormir, la solitude, la crasse et la peur, tout lui est livré, à
l'état brut, en confiance et sans ressentiment. Tout est retranscrit
ensuite par l'auteur, sans fards, sur le papier.
"Le plus grand bénéfice que je tire de ces conversations
avec A, c'est la certitude qu'une situation reste à jamais fragile. [...]
Il faut se souvenir qu'un équilibre se renverse et peut conduire facilement
un individu normal à se marginaliser. Et un individu déjà
marginalisé à sombrer."
Mais, celui-ci, et cet autre, croisé, une main pour tenir le couvercle
de la poubelle et l'autre pour fouiller dans les ordures avec une lampe entre
les dents, ce "corps affalé et exposé à tous les
dangers [qui] rappelle que la sauvagerie est encore parmi nous",
sont-ils représentatifs de tous les exclus qu'on ne perçoit plus
qu'à travers des chiffres et quelques faits divers ?
Comment ne pas évoquer aussi la situation poignante de ces familles qui,
pour quelques loyers impayés, se retrouvent à la rue ou entassées
dans de vieilles voitures abandonnées, de ceux qui ne parviennent plus
à survivre avec le fruit de leur travail ou de leur retraite, de ces
femmes incapables d'assurer la survie de leur progéniture, contraintes
à avorter. "La présence d'individus errant en silence
dans les rues, hantant les immeubles et les gares, sous surveillance, ne laisse
aucune trace à la surface de la vie. Seule subsiste la vision spectrale
de visages éteints."
Au bout de sa course, l'écrivain noircira les pages de ces images, ces
mots, qu'il a volés ou qui lui ont été livrés, comme
un témoignage d'humanité.
Ce livre protéiforme est à la fois un reportage, une fiction
autobiographique et poétique, un essai.
Une lampe entre les dents, écrit en état d'urgence en 2011, mêle
les impressions instantanées des errances de l'auteur dans les rues d'Athènes,
pour les mêler à la vie, reconstituée à partir de
confidences éparses, d'un SDF avec lequel il a su passer du temps, en
y insérant, par moments, une réflexion sur la ville elle-même,
son histoire et sa violence révélée, exacerbée par
la crise.
"Je ramène des matériaux, je les mets sur la table, je les
examine, je cherche les liens entre eux. Aujourd'hui, en Grèce, beaucoup
de frontières sont brisées. Entre espace privé et public.
Entre urgent et non urgent. Entre ce qu'on vous dit et ce qui arrive réellement.
Entre ce que vous espérez et ce que vous avez. Ainsi en ce sens, le pays
entier semble désorienté. Tous ces éléments sont
contemporains, mais sont aussi des constantes dans notre histoire. Cette chronique
essaie de parler de maintenant, mais ne s'y limite pas. À Athènes,
on se heurte à la notion de destruction. Une destruction lente, qui a
donné les ruines antiques ou une destruction quasi instantanée
opérée par la crise contemporaine." explique l'auteur dans
une interview donnée à L'Humanité.
L'image et les mots jaillissent du rythme de la marche et des rencontres. La
réalité n'est perceptible que dans la multiplicité des
points de vue et des témoignages qui, contradictoires ou non, la composent.
Elle se trouve aussi, personnelle et intime, dans la subjectivité assumée
de l'auteur dans la perception et la transcription de cette ville qui est sienne.
C'est l'humanité en chacun de nous, la déliquescence de tout
un système politique, social et économique que ce témoignage
littéraire, derrière cet étrange reportage, questionne
avec une distance pudique qui n'exclut pas l'empathie. C'est un instantané
composite mais aussi un appel à la conscience jailli d'une errance et
d'un regard, qui nous est ici proposé.
"Le rôle, y compris politique, de la littérature est de montrer
les contradictions d'une situation, de rentre complexe ce qui paraît simple,
étrange le familier. Je crois que la politique ne se fait pas en travaillant
l'identité, mais en s'attaquant au système, et là je crois
être clair. Je veux que mon livre provoque, fasse méditer, et là
il jouera le rôle que la littérature et l'art doivent jouer",
nous livre l'auteur dans la même interview, éclairant sa démarche.
Devant cette confrontation sans complaisance avec le monde de la misère,
c'est aussi sa capacité d'écrivain à se consacrer à
l'écriture et la fiction quand la réalité présente
se fait si prégnante autour de lui, qu'il tente de mesurer.
Un livre un peu déroutant dans sa forme, assez séduisant par
sa langue, mais surtout fort, poignant et profondément humain sur une
situation qui ne touche pas que la Grèce et nous interpelle tous. A découvrir
de toute urgence.
Ce livre forme avec Monde clos et La destruction du Parthénon
une trilogie consacrée à la capitale grecque chère à
l'auteur.
Dominique Baillon-Lalande
(30/03/13)