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Javier CERCAS

Les lois de la frontière


L’été 1978 à Gérone, en Catalogne.
Un garçon de 16 ans, issu de famille modeste et conventionnelle, va voir sa vie basculer suite à la rencontre dans une salle de jeux avec un voyou nommé Zarco, accompagné de Tere, une fille superbe et délurée dont il tombe immédiatement amoureux.
Suite à une magistrale manipulation de l'un et de l'autre, Ignacio, dit Binoclard, se laisse embringuer dans la bande de petits malfrats issus des bidonvilles de la périphérie, dirigée par le charismatique Zarco. Tous ont grandi avec le feuilleton télévisé La frontière bleue, où le justicier se rebellait contre l'affreux favori de l'empereur Kao Chiu avec la rivière Liang Shan Po en infranchissable frontière.
"Je voulais me réinventer, changer de peau, cesser d'être un serpent pour devenir un dragon, comme les héros du Liang Shan Po"  se souviendra plus tard le Binoclard.
Cette migration vers les quartiers malfamés où vivent dans la saleté et la misère "ceux qui ne sont pas bien nés", offre au bon élève devenu souffre-douleur des petits caïds de son établissement une revanche, une occasion de s'affirmer et de découvrir le frisson de l'interdit. 

Avec jubilation, tout l'été, le garçon franchit quotidiennement la ligne de démarcation entre son ancien monde et la jungle où il suit aveuglément son héros.
"Pendant trois mois dans mon adolescence, j'ai admiré Zarco, j'ai admiré sa sérénité, son courage, son audace et je n'ai jamais cessé de l'admirer."
C'est la liberté, l'argent facile, la drogue et le sexe, dont le gamin semi-embarqué, semi-ébloui, qui imagine parfois avoir trouvé là une famille de cœur, va faire l'apprentissage.
Mais si sa frimousse de garçon sage a représenté un atout réel pour être intégré dans la bande, Ignacio ne sera jamais accepté comme membre à part entière de ce clan dont il ne maîtrise pas tous les codes.  Les autres ont grandi ensemble du même côté de la rivière, lui non.
"Et pourquoi je ne suis pas comme vous ?
– Parce que tu ne l'es pas.
– Je fais pareil que vous.
– Presque pareil, c'est vrai, mais tu n'es pas comme nous.
– Pourquoi ?
– Parce que tu vas à l'école et pas nous. Parce que tu as une famille et pas nous. Parce que tu as peur et pas nous.
– Vous n'avez pas peur ?
– Si […] mais tu as des choses à perdre et pas nous. Voilà la différence."
Alors l'adolescent se contente de les suivre et de faire ce que Zarco lui commande.
"Zarco ne m'a obligé à rien, j'ai tout choisi de mon plein gré. Il vaut mieux dire les choses comme elles sont : […] avant de rencontrer Zarco j'étais faible, et le fait de le connaître m'a rendu fort. Avant j'étais un enfant et le fait de connaître Zarco a fait de moi un adulte."

L'escalade, des vols à l'arraché aux vols de voitures, des cambriolages de villas aux braquages de banques, grise le petit groupe qui se sent bientôt invincible. Mais devenu dangereux, il est maintenant surveillé de loin par la police locale. 
C'est à la fin de l'été, lors d'un braquage, que la petite bande tombe dans le guet-apens monté par les forces de l'ordre grâce à la dénonciation ou au bavardage de l'un d'entre eux...
Étrangement, Tere et le Binoclard s'en sortent, chacun de leur côté, indemnes. Ils ne seront pas inquiétés.

Ignacio Cañas, avec le soutien de sa famille, réintègre alors son quartier et retrouve le droit chemin des études.
«La frontière du Ter et de l'Onyar s'est révélée aussi poreuse que celle du Liang Shan Po ou du moins, à mes yeux : trois mois plus tôt j'avais cessé du jour au lendemain d'être un charnego de classe moyenne pour devenir un loubard et trois mois plus tard, j'ai cessé du jour au lendemain  d'être un loubard pour redevenir un charnego de classe moyenne. Tout s'est passé très simplement et très rapidement. Le démantèlement de la bande à Zarco a beaucoup facilité la chose, sans doute : la plupart de ceux qui en faisaient partie étaient en prison ou n'étaient plus de ce monde..»

Vingt ans plus tard, diplômé en droit pénal, il officiera comme avocat dans son propre cabinet. 
Zarco, lui, héroïnomane et multirécidiviste alternant cavales et incarcérations, ce Robin des Bois sans peur et sans reproche qui défie l’État et la police, est devenu entre temps le symbole de la rébellion de toute une jeunesse.
Après avoir passé plus de la moitié de sa vie en prison, c'est un homme apparemment assagi, souhaitant faire cumuler ses peines et obtenir la liberté conditionnelle, qui reprend indirectement contact, par le biais d'une de ses admiratrices assidues, avec le Binoclard pour défendre son dossier.
Ignacio, troublé, flatté, et désirant payer sa dette envers celui que la justice a puni quand le complice qu'il était n'a même pas été inquiété, accepte.
L'occasion aussi pour lui de fermer la boucle en revoyant celui qui n'a cessé de le fasciner et celle, toujours aussi attirante, qu'il n'est jamais complètement arrivé à oublier puisque c'est elle qui fera lien. De quoi replonger à pieds joints dans leur adolescence perdue et faire rejaillir le feu de cette ancienne passion inassouvie.

L'avocat performant et retors réussira bien à faire libérer le célèbre braqueur mais une fois dehors, celui-ci...

C'est à partir d'une enquête fictive menée dans l'année 2000 par un écrivain à travers plusieurs entretiens, que l'affaire nous est racontée.
Ignacio, qui a gardé de cet été-là des traces vives, se livre trente ans après, non sans détours, au journaliste qui l'interroge.
"Comment avez-vous suivi la construction et la destruction du mythe de Zarco ?
– Vous devriez m'expliquer avant cela ce que vous entendez par mythe.
– Une histoire populaire qui est en partie vraie et en partie mensongère, mais qui dit une vérité impossible à dire par la seule vérité […]  ce genre d'histoire qui existe depuis toujours. Les gens en inventent, ils ne peuvent s'en passer. Ce qui rend l'histoire de Zarco un peu différente, c'est qu'elle n'a pas été inventée par les gens, ou pas uniquement, mais surtout par les médias : la radio, la presse, la télévision, voire la musique et le cinéma.
– C'est précisément comme ça que j'ai suivi la construction du mythe de Zarco, comme tout le monde."
Mais en avançant dans les confidences, c'est encore avec émotion qu'il évoque ses liens avec Tere et Zarco et sa vision intime de leurs aventures. Ses propos s'entremêlent avec le rapport de l'inspecteur Cuenca, responsable de l'enquête et de l'arrestation de Zarco en 1978, et celui du directeur de la prison de Gérone où le prisonnier est détenu quand  Ignacio s'occupe de son dossier. 
Chacun évoque le délinquant, mêlant documents, souvenirs et regard personnel, pour livrer sa  part de vérité à celui qui, loin du romantisme médiatique et en tentant de respecter au mieux les contradictions du personnage, s'est donné pour mission de restituer la véridique histoire de ce voyou devenu mythique.
Le roman polyphonique construit selon une progression chronologique, a recours à de nombreux flash-back qui ne cessent de relativiser les affirmations qui les précédent, élargissant la perspective.

A travers les différents témoignages, les personnages d'Ignacio le candide captif de son passé, de Tere l'enfant perdue fascinante par la conjugaison de force et de fragilité qui la constitue, et surtout de Zarco, le délinquant célèbre dont l'auteur déboulonne avec méthode et habileté le mythe du braqueur révolté au grand cœur,  se dessinent et s'ancrent avec force dans le récit. Le trio infernal habite littéralement le roman, amenant le lecteur à s'accrocher à leurs basques pour découvrir au-delà des masques, leurs ambiguïtés, leurs failles, leur réalité. 
Et au-delà de leur histoire commune, ce sont les circonstances sociales et contextuelles qui ont conduit chacun à la délinquance ou à parvenir à s'en extraire, qui  questionnent le journaliste et finissent par faire sujet. 

Pour décor, l'auteur se livre à la peinture réaliste des différents quartiers de Gérone avec leurs composantes sociales et urbanistiques clivantes, destructrices ou salvatrices. De même pour l'impitoyable description du système carcéral qui, après avoir puni les uns pour protéger les autres, tente de donner d'improbables missions de réinsertion à cette implacable machine à broyer.

Mais le récit s'enrichit surtout d'une description sans concession de l'Espagne du post-franquisme embarquée par l'émergence de la démocratie, la libération des mœurs et l’enthousiaste "Movida", où misère, désarroi et violence demeurent  cependant dans les marges. C'est le tableau de ce pays en pleine transition, détruit par le fascisme et positionné de façon brutale face au miroir  aux alouettes de la jeune démocratie, embringué dans une mutation difficile et non exempte de douleur, qui peu à peu, s'impose comme ligne de force du roman.
Zarco et les siens caractérisent alors toute une jeunesse sacrifiée qui, face aux traces encore vivaces de la dictature autoritaire et rigide qui se fondait sur la religion avec une implacable démarcation entre les classes sociales, prend de plein fouet les dérégulations amenées par l'argent, la consommation et les médias. Sous-tendus par un esprit de révolte et de liberté, mais vite tombés dans le piège des excès en tout genre – entre autres la violence, le sexe et la drogue à l'heure ou l'héroïne et le sida s'installent – ces jeunes adolescents audacieux n'ont pas conscience que c'est vers leur perte ou la mort qu'ils se précipitent avec tant d’appétit et de fougue.
Et  s'il y avait un enseignement à tirer de cette histoire, ce serait que toute vérité contient sa part de relativité (surtout relue au présent à l'aune de la mémoire), toute période ses coulisses, tout homme sa part d'ombre et d’ambiguïté, entre déterminisme social et libre arbitre.   

Les lois de la frontière est un récit sans complaisance ni fioritures, brut mais nimbé d'un halo de mystère quant aux situations et aux personnages, porté par une intensité qui ne se dément pas jusqu'à la dernière ligne.
Un roman  superbe et désenchanté qui, au-delà du contexte historique précis qui est le sien, tend à une véritable universalité, mettant l'homme et la société sur l'établi pour, chacun, nous questionner. 

Dominique Baillon-Lalande 
(29/07/14)    



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Actes Sud

(Janvier 2014)
352 pages - 23 €

Prix Méditerranée
Etranger - 2014




Traduit de l'espagnol par
Aleksandar GRUJICIC
et
Élisabeth BEYER









Javier Cercas,
né en 1962, est un écrivain et traducteur espagnol, auteur d’une dizaine de livres (nouvelles, romans, essais) qui ont obtenu plusieurs prix littéraires.



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