L'ombre maudite
Le roman se passe en Norvège et met en scène quatre générations.
Il y a Evelyn, la mère de plus de quatre-vingts ans qui vit toujours à
Oslo ; Wilhem, son fils né hors mariage dans des conditions un peu troubles
et qui le paiera très cher ; Robin/Robert, le fils de Wilhem avec lequel
personne n'a plus aucun lien, et le fils de ce dernier.
Evelyn, petite fille gâtée, puis mère en souffrance travaillant
à l'usine pour élever son bâtard et se livrant à la
couture à domicile, est aujourd'hui une vieille femme qui vit seule dans
une maison délabrée qu'elle n'est plus capable d'entretenir et de
nettoyer depuis plusieurs années.
"Elle n'a personne. Elle est toute seule. Avec ses meubles, ses rideaux
et sa pension de vieillesse. Seule avec ses tableaux. Les reliques de ces champs
couverts de fleurs en été, il y a bien longtemps. Des fleurs qui
seraient retournées à la terre si elle ne les avait pas cueillies
et fixées sous verre. [...] Pas de photos jaunies d'hommes et de femmes
[...] car eux, ils finissent toujours par disparaître. [...] Elle a fait
de son mieux, travaillé dur. A trimé pour un salaire de misère,
en marge de la bonne société. Chassée de son milieu et rejetée
d'un autre. [...] Je n'ai pas eu la vie que j'aurais du avoir."
Celle que le temps a transformée en sorcière, endurcie par la solitude
et le remords, allant jusqu'à persécuter sa voisine Aslaug qui armée
de son déambulateur lui rend visite tous les jours, décide pour
son anniversaire de réunir les siens pour se délester du lourd secret
qui a plombé son existence, avant de disparaître.
Wilhem, lui, vit depuis trente ans aux Etats-Unis.
"Dans cette ville, on pouvait rester invisible aussi longtemps qu'on
le souhaitait. Il suffisait de ne pas attirer l'attention par des petites infractions
mal se garer, forcer la barrière du métro pour passer sans
payer ou provoquer un agent des pouvoirs publics pour pouvoir calmement
en commettre des plus graves, comme celle de bosser sans permis de travail.
Il avait trouvé du boulot dans le port, se faisant appeler Bill. Ça
aurait tout aussi bien pu être Tom ou John. Il devait y avoir des millions
de Bill, de Tom et de John dans cette ville. Il s'était tenu à
l'écart, ne parlant que quand c'était nécessaire - et encore...
Les autres le prenaient pour un Européen de l'Est, peut-être un
réfugié politique. Il les laissait croire ça et eux le
laissaient tranquille. [...] Par beau temps, il pouvait apercevoir Liberty Island
et la statue de la Liberté. Et plus loin encore l'océan. Il songeait
à ce qu'il y avait de l'autre côté. Mais aussi, à
ce qu'il n'y avait pas. Ça l'obligeait à se ressaisir. Il ne pouvait
se permettre d'être sentimental, ça n'en valait pas la peine."
Une fois quitté New-York, il se propose comme jardinier itinérant,
d'un État à l'autre.
L'enfant bouc émissaire est devenu un homme solitaire et taciturne, passablement
étrange et névrosé, qui depuis qu'il a rompu toutes amarres,
supporte les autres et lui-même avec difficulté.
Robert, adopté à sa prime enfance, ignore tout de sa famille génétique
supposée. L'homme vit en couple dans la campagne suédoise, s'occupant
de son jeune fils Lukas quand sa compagne Anna part dans une ville éloignée
pour tenter de se faire une place à Stockholm comme designer.
C'est un comédien comique à succès, qui a partagé
sa carrière entre cinéma et séries TV avant que ne lui
soit proposé le rôle improbable d'Hamlet par le Théâtre
National d'Oslo. Un personnage exigeant, une pente vers l'introspection génératrice
d'angoisses que l'acteur peine à maîtriser.
"Il a toujours joué un rôle. Depuis sa plus tendre enfance.
La petite mascotte aux cheveux bruns dans la famille Ostermalm. Les parents
descendant d'une famille aristocrate [...] L'enfant qui n'est pas né
dans le mariage, mais qui a été adopté. [...] Il fallait
à tout prix qu'il se fasse une place, de peur d'être renvoyé
à l'orphelinat. Alors, petit à petit, il est devenu l'amuseur
public. Il était doué. [...] Son physique était un atout
dont il jouait sans vergogne. [...] Il a réussi à ne pas péter
les plombs lorsque ce foutu metteur en scène l'a poussé dans ses
retranchements. Mais que se passera-t-il quand il n'y arrivera plus ?"
La vieille s'est arrangée pour être sûre que les invitations,
jetées comme des bouteilles à la mer, soient bien parvenues à
ses destinataires.
"Il s'est passé quelque chose là-bas, il y a très
longtemps. [...] Dans la forêt [...] Je ne peux pas t'en dire plus au
téléphone. J'ai pas le courage. Il faut que tu viennes, Wilhem.
Alors tu entendras toute l'histoire, avant que je m'en aille. Ton... votre histoire."
Depuis elle attend...
Le problème c'est que cela fait trente ans, qu'à part de rares
cartes postales de son fils, l'aïeule n'a plus de lien avec aucun d'entre
eux. Son petit-fils ne la connaît même pas.
L'autre souci c'est que sur ce secret de famille (les origines de Wilhem) sur
lequel elle souhaite lever le voile, se sont greffés d'autres secrets,
plus sombres encore, accumulés par celui-ci. Que Robert positionné
hors champ familial, s'est construit au loin avec des parents d'adoption et
sous la lumière des projecteurs, fuyant inconsciemment les zones d'ombre
qui ont constitué son histoire première.
Finalement, Wilhem, jardinier à Pittsburgh, hanté par son passé
de bâtard maltraité, ne trouvera pas le courage de se défiler
à l'invitation de sa mère, curieux, (inquiet ?) des révélations
que celle-ci semble vouloir lui confier sur la cabane cachée au cur
de la forêt.
Quant à Robert, c'est l'adjonction d'une étrange carte routière
à l'invitation et l'envie pressante du petit Lukas de partir à
la "chasse au trésor", qui le décideront à se
rendre sur ce territoire qu'il pense inconnu de lui.
C'est alors un étrange ballet qui se déroulera dans l'épaisse
forêt du Hedmark.
Et Evelyn, indirectement et sans vraiment parvenir à se délivrer
de son fardeau, presque par hasard, partiellement et non sans drame, arrivera
à rompre le cercle infernal de la malédiction pour laisser enfin
place à la vie.
Impossible d'en dire plus ici. Déflorer les secrets en question viderait
le roman de toute sa tension, de son mystère, et je m'en garderai bien.
Cette histoire s'inscrit initialement dans l'histoire de la Norvège
durant la Seconde Guerre mondiale avec les rapports étroits qu'elle entretenait
avec l'Allemagne nazie. Des auspices maléfiques qui généreront
au fil de l'histoire, sur une soixantaine d'années, de nombreuses victimes
collectives ou passionnelles, des déséquilibres et blessures intimes
profondes, des morts nombreuses mais cachées, comme étouffées
par l'isolement et la forêt.
Ce roman dense, noir, terrible, est nourri en alternance par trois voix : celle
de la mère, acerbe ; celle du fils, délirante ; celle du petit-fils,
inquiet. Une construction par juxtaposition qui, en isolant chacun des protagonistes
pour les guider ensuite vers un dénouement commun anticipé comme
tragique, nourrit le mystère et exacerbe les tensions.
Au second plan, la présence et les dialogues de Lukas avec son père,
les incursions d'Élise, compagne d'un temps de Wilhem et mère
de Robin, émaillant en italique le récit de façon lyrique,
concourent à la mise en place des pièces d'un puzzle terrifiant.
La voix d'Aslaug, l'amie fidèle de Evelyn, avec son regard sur l'aïeule
au cur de pierre, qui face à l'absence "essuie une larme
mais ne pleure pas", apporte de façon périphérique
un éclairage complémentaire sur le couple mère-fils et
l'enfer vécu par chacun.
Dans cette famille marquée par le malheur comme par un fer rouge, vivre
s'apparente à porter une croix sur son épaule, à lutter
avec violence contre l'horreur et la folie du monde, des siens et de soi-même.
Seules lueurs d'éclaircie, distillées à dose homéopathique,
l'expression artistique (couture de costumes traditionnels chez la vieille,
peinture chez Elise, jeu théâtral chez Robert, design chez Anna)
et la contemplation de la nature étatsunienne ou norvégienne,
semblent pouvoir offrir, parfois, une échappatoire, esquisser une possibilité
de bonheur ou par défaut d'accalmie.
Mais la mise en scène autour du secret enfoui au fin fond de la forêt
du Hedmark, dans ce chalet perdu qui a accueilli à une vingtaine d'années
d'écart deux couples voués à un destin tragique, n'est
qu'un subterfuge pour aborder des questions plus universelles : le poids de
la transmission familiale, celui de l'enfance protégée ou maltraitée,
les rapports homme/femme, la collaboration des Norvégiens avec le pouvoir
nazi.
L'intensité, le mystère, l'histoire et l'humain sont ici au rendez-vous.
Et si ce roman est sombre et dérangeant, il parvient cependant, par la
place qui y est donnée à la nature, par celle prise par le personnage
plein de santé, de fantaisie et d'audace du gamin Lukas, à dépasser
l'horreur dans laquelle l'auteur nous a plongés trois cents pages durant
pour s'ouvrir sur la fin à l'espoir et la lumière.
Sur le thème éminemment littéraire des secrets de famille,
Kari F. Brænne nous livre ici un excellent roman noir, étrange, à
la fois terrifiant et émouvant, qui sait tenir en haleine son lecteur
jusqu'au dénouement avec une tension sans faille. Du bel ouvrage.
Dominique Baillon-Lalande
(09/05/13)