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Dermot BOLGER


Une illusion passagère


Dermot Bolger construit ce roman autour d'une nuit qu'un haut fonctionnaire irlandais passe à Pékin. Martin a cinquante-cinq ans et se pose de nombreuses questions quant à sa vie et son avenir. L'auteur montre que son personnage n'est pas seul à ressentir un mal-être, l'Irlande aussi connaît un sérieux coup de blues. Le gouvernement ne décide plus rien, les initiatives essentielles concernant la tombée en disgrâce de l'Irlande, sa perte de souveraineté financière, étaient prises lors de rencontres feutrées organisées dans les hôtels de Dublin et de coups de téléphone passés entre le Fonds monétaire international et la Banque centrale européenne. Le thème est repris plusieurs fois au fil du livre.

Martin ne se fait pas d'illusion sur son rôle politique ni sur celui du secrétaire d'état qu'il accompagne, un élu de province appelé au gouvernement parce qu'il représente une circonscription nécessaire à la majorité du parti au pouvoir. Martin préfère travailler pour cet "apparatchik vieillissant" plutôt que pour les jeunes secrétaires d'État à l'ambition épuisante et constamment désireux de faire impression, ces jeunes-turcs que tout Premier ministre rusé avait appris à garder auprès de lui, sachant d'une part qu'il valait mieux avoir de jeunes arrivistes sous sa tente et qu'ils pissent dehors plutôt que de les laisser dehors et qu'ils pissent sur lui, et d'autre part que leur désir non dissimulé de promotion constituait un outil efficace contre l'insubordination éventuelle des ministres en place.

Maintenant, le reste de la délégation est parti pour d'autres villes chinoises et Martin reste seul à Pékin. Dans sa grande chambre d'hôtel, il a le temps de réfléchir. Il pense à Rachel, sa femme, et à ses trois filles. Il est toujours très épris de Rachel mais elle semble s'éloigner de lui. Elle a pris sa retraite d'enseignante l'année dernière. Elle se retrouvait avec une pension convenable et un sentiment d'insatisfaction devant le vide soudain créé dans sa vie par l'absence de travail. Ils étaient si nombreux, dans leur génération, à déserter le service public que cela évoquait la chute de Saigon. À Martin aussi, on a conseillé de prendre sa retraite. Les deux hauts fonctionnaires les plus importants de leur délégation avaient dit à Martin avoir l'intention de prendre une retraite anticipée avant que les trésoriers étrangers de l'Irlande obligent le prochain gouvernement à effectuer des coupes dans ce qu'ils devraient toucher. Ils poussaient Martin à en faire autant pendant qu'il le pouvait encore, avançant que, s'il restait à son poste, il risquait de perdre une fortune. D'un point de vue factuel, ces hommes avaient raison, mais ils étaient heureux en ménage. Lui n'est pas sûr que se retrouver face à face vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, représente une chance de sauver leur mariage.
Côté sexe, ce n'est pas brillant non plus, ils n'ont pas eu de relation depuis deux ans et elle lui a même proposé gentiment d'aller voir ailleurs. Honnêtement, si tu le faisais, je ne verrais rien à y redire, Martin. Je sais que ce ne serait qu'une histoire de sexe, et le sexe ne m'intéresse plus. Je ne voudrais pas me montrer égoïste. Il n'y a aucune raison pour que tu ne prennes pas de plaisir. Il a été blessé par cette idée, convaincu que si l'un d'entre eux avait une aventure cela détruirait les derniers liens qui les attachaient l'un à l'autre. Il avait toujours refusé les écarts par décence, par prudence, ou par fidélité envers une femme qui ne semblait plus avoir besoin de lui.

Ce n'est pas l'envie pourtant qui lui manque de serrer le corps d'une femme contre le sien et ce soir, dans cet hôtel où les massages asiatiques sont tarifés, il hésite…
Il commence par aller nager quelques longueurs à la piscine mais, en revenant dans le hall, le sourire des jeunes hôtesses réactive son désir.

Une fois remonté dans sa chambre, il se décide à appeler la réception et quelques minutes plus tard, on frappe à sa porte. Il avait espéré qu'on lui enverrait une des sveltes jeunes filles qu'il avait vues à l'accueil de la piscine, mais cette femme était petite, plus âgée et quelconque, surtout avec ses cheveux tirés en arrière. Elle arborait un sourire nerveux, désireux de plaire, et portait un uniforme blanc qui n'avait rien de sexy. Elle lui rappelait plutôt une infirmière scolaire chargée de vacciner les enfants.

La moitié du roman raconte la relation étrange qui s'installe entre ces deux personnes que tout sépare et qui ont peu de mots en commun pour communiquer. La scène est vécue du point de vue de Martin mais on sent qu'au-delà de ses propres préoccupations, il est intrigué par cette femme, ni très jeune ni très jolie, et qu'il essaie d'en savoir plus sur ce qu'elle peut vivre et ressentir.

Dermot Bolger nous offre un très beau texte, tout en délicatesse et en subtilité, sans oublier quelques pointes d'humour ou d'ironie, qui entraîne naturellement le lecteur vers une réflexion sur le vieillissement, sur la place de la vie professionnelle dans l'existence d'un individu, sur ce qui peut encore unir un couple après plusieurs décennies de vie commune et sur les relations qui peuvent se créer entre deux personnes aussi éloignées l'une de l'autre, socialement et culturellement, que cette masseuse chinoise et ce haut fonctionnaire irlandais. Un étonnant et passionnant moment de lecture.

Serge Cabrol 
(19/09/13)    



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Lectures









Joëlle Losfeld

(Août 2013)
136 pages - 15,90 €


Traduction de l'anglais
Marie-Hélène Dumas










Dermot Bolger,
né en Irlande en 1959,
est romancier, dramaturge, poète et essayiste. Un grand nombre de ses ouvrages a été traduit
en français.


Bio-bibliographie de
Dermot Bolger
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