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Olivier ADAM


Peine perdue



Un décor de station balnéaire au bord de la Méditerranée, hors de la saison touristique, avec ses plages à l'abandon, ses boutiques d'articles de plage et de souvenirs au rideau de fer baissé, ses rues désertées, « comme si la ville flottait dans ses vêtements trop grands pour elle ». « Station fantôme comme une gueule de bois, un lendemain de fête qui durerait neuf mois ». Ne restent sur place que ceux qui demeurent là toute l'année, plus occupés en cette période de crise à tenter de joindre les deux bouts en cumulant des emplois précaires ou sous-payés que de jouir de la beauté de la mer semblable pour eux à une toile peinte qu'ils ne voient même plus. S'ajoutent à eux quelques vieux venus passer leur retraite au bord de la mer ou profitant des tarifs avantageux de cette période creuse, quelques rares voyageurs de passage, aussi. Voilà pour le décor.

Antoine, enfant du pays, trentenaire aussi agité qu'irresponsable, divorcé depuis peu de Marion qui a la garde de leur petit Nino,  brillant joueur de foot à qui l’on promettait une carrière à la Zidane mais qui par son dilettantisme et ses bouffées de violence a effrayé les recruteurs potentiels et s'est retrouvé en CFA de mécanique, fait lien entre vingt et un personnages piégés dans cette nasse.

Autour de lui gravitent d'abord son père, la grande sœur qui l'a partiellement élevé à la mort de sa mère, Jeff, l'ami d'enfance abîmé par la vie qui tient la paillote du truand local également propriétaire du camping, d'un golf, d'un hôtel et du club de foot, son ex qui habite maintenant avec un vendeur de voiture, l'entraîneur de foot amant de sa sœur et d'autres habitants qu'il va croiser occasionnellement.
Certains caressent un temps l'espoir de « prendre un autre train, de rattraper celui qu'ils croyaient être le leur mais qui ne les a jamais attendus. Qu'ils ont raté parce qu'ils étaient en retard. Qu'ils n'avaient pas le bon billet ou pas les moyens de se le payer ». D'autres entrevoient le salut et une possibilité de joie, dans la création d'un foyer mais les enfants aussi finissent par partir...
On y croise aussi un couple de retraités installé à l'auberge, une vieille écrivaine lesbienne qui s'est retirée dans sa grande villa, une jeune fugueuse amoureuse d'un junkie décédé, des gens plus à l'abri financièrement mais affectivement également fragiles.

Temporairement mis sur la touche par l’entraîneur pour acte de violence lors d'un match local, Antoine repeint les mobile-homes du camping pour s'occuper et se faire un peu de fric en attendant d'être rappelé pour le match qui les opposera au FC Nantes. Une grande première porteuse de tous les espoirs.
C'est alors qu'il devait ce même jour amener son fils  voir les dauphins, que deux hommes cagoulés, alors que la pluie s’abat sur le camping, l'agressent sauvagement. 
Tandis qu’Antoine est plongé dans le coma à l’hôpital devant lequel une âme charitable mais anonyme l’a déposé, les soupçons de la police se portent sur le joueur dont il a éclaté le nez ou ses coéquipiers. Mais d’évidence les choses sont plus complexes...
Dans le même temps, une tempête inattendue ravage le littoral provoquant noyades et disparitions et la mer, au matin, recrache ses cadavres et un fusil de chasse. Aux noyades et aux disparitions, s'ajoutent suicide, disparitions et braquage. La police et l'hôpital sont sur les dents...

Pour la première fois, Olivier Adam a choisi de ne pas écrire à la première personne  mais à la troisième personne du singulier, non pour prendre ses distances vis-à-vis de ses personnages mais pour s'en faire plus ouvertement le porte-parole.
La trame  du roman est une reconstitution des divers événements de cette journée tragique à partir des propos de chacun des protagonistes, tous perdus et dépassés, engloutis dans un lieu entre parenthèses et inaptes à maîtriser et formuler leurs sentiments. On est ici face à l'envers du cliché habituel d'une Côte d'Azur ensoleillée, luxueuse et insouciante, pour, à partir d'un banal fait divers (une agression) et d'une tempête, à travers vingt-deux portraits bouleversants de justesse et de précision, laisser entrevoir un pays en souffrance, une population engluée, marquée par l'exclusion et la négation de tout avenir, où les personnages, jeunes pour la plupart, cumulent les petits boulots et les combines louches face à un avenir bouché.
 Avec Peine perdue, Olivier Adam signe un récit pluriel aux allures de roman noir, et dresse le portrait d'une communauté désemparée, reflet d'un pays en crise celui d'une « nouvelle génération qui, pour la première fois, doute qu'elle vivra plutôt mieux que ses parents, pour qui l'ascension sociale n'est plus garantie », « un moment de désarroi pour ces jeunes, et aussi pour leurs parents ».
Comme l'exprime lors d'une visite à Jeff, le père d'Antoine :
« Il le regarde s'agiter et repense au gamin que c'était, au frère qu'il était pour Antoine, deux gosses jouant au foot jusqu'à ce que la nuit tombe, dans la rue devant la maison sur la plage, deux gosses toujours en nage et couverts de poussière, de bleus, les genoux écorchés et le nez sale. Deux gosses affairés dans leur chambre à monter des trucs extravagants avec leurs Lego. Deux gosses intrépides sautant toujours de plus hauts rochers, disparaissant sous l'eau en apnées interminables, passant leur temps à s'enfouir la tête sous la flotte, à se rouler dans le sable en faisant mine de se battre. Deux gosses toujours fourrés dans les collines, le maquis, menant une vie sauvage dont personne ne savait grand-chose. Une vie de plantes et de terre craquelée, de ruisseaux asséchés et d'animaux décampant parmi les arbustes, une vie griffée de ronces, d'écorces, de branches où se tenir et regarder autour de soi, l'infini du massif, pics, vallées et canyons, s'arrêtant net en surplomb des eaux turquoise. L'orange des roches, le vert des arbres et le bleu du ciel. Rien d'autre. Pas la moindre trace de civilisation. Juste les grognements d'animaux invisibles. Deux gosses mal armés pour passer à la suite, qui n'ont jamais su quoi faire de toute cette énergie et de cette vie confuse et sauvage qui battait en eux, et que l'âge adulte n'en finirait plus de vouloir contraindre, raboter, apprivoiser. Solange disait toujours que ces deux-là ne pourraient jamais travailler dans un bureau. Qu'il leur faudrait vivre au milieu des arbres, les pieds dans la terre. Qu'est-ce qu'ils foutent maintenant dans leurs garages, leurs boîtes de nuit, leurs campings, leurs entrepôts, leurs supermarchés, leurs hôpitaux, leurs hôtels, tous ces gamins, Marion Antoine Sarah Louise Jeff et les autres ? Qu'est-ce qui a bien pu les mener là ? Dans cette vie trop petite pour eux. Malgré la mer qui s'étendait partout. Malgré les massifs qui les encerclaient de toutes parts. »

Face à la mer omniprésente, confrontée à la crise et à la morosité, à une société qui se paupérise et où fermentent les frustrations et la haine soigneusement entretenus, une sorte de ronde sur le principe de celle de Schnitzler, met en mouvement l’entourage proche d’Antoine, divers témoins locaux ou simplement des gens présents sur la commune en cet instant, qui de chapitre en chapitre témoignent, racontent ou parlent, pour, illustrant l'interdépendance de la vie de chacun, éclairer l'intrigue. L'occasion aussi pour l'auteur de disséquer à nouveau les rapports de force entre les classes sociales, la fuite en avant et le sentiment d'appartenance.

Ce roman choral terriblement humain où les personnages qui prennent la parole tour à tour (une par chapitre à l'exception d'Antoine qui vient ouvrir puis clore l'ouvrage), se croisent, se frôle, s'aiment ou se déchirent, chacun avec ses qualités, ses faiblesses, ses failles et ses espoirs, nous plonge dans la profondeur des sentiments et des émotions.  Olivier Adam a toujours été maître de la transcription de l'intime, des liens familiaux et du huis clos. Et c’est souvent autour de la séparation, du deuil ou de l’absence que l’on perçoit les protagonistes de ce romanIci, on retrouve les ados en détresse, les parents qui refusent de voir leurs enfants vieillir ou les jeunes adultes qui peinent à sortir de l'enfance.  Mais à cela se superpose le tableau d'une société fissurée et fragmentée pour esquisser une communauté où, si on s'y fracasse le crâne à coups de battes de baseball, ce sont surtout les petites magouilles qui amènent « la cupidité des uns à broyer la vie des autres ». A quel moment et pourquoi une vie bascule-t-elle ? Avec la fracture économique qui condamne au chômage ou la cassure sentimentale qui conduit à divorcer, à ne plus voir son gamin qu'un week-end sur deux ou à assister impuissant à l'éloignement d'un adolescent muet qui s'enferme dans sa chambre ?
La vie et les blessures des gens ordinaires se font ici progressivement symbole de la crise sociale et économique qui secoue la France et toutes ces voix finissent par n'en former qu'une seule, comme pour donner à entendre « cette France invisible que l'on semble découvrir à chaque élection devant les scores montants de l'abstention et du Front national ». (O. Adam)

Les phrases courtes, uniquement nominales parfois, donnent le tempo, rapide, alors que des descriptions, utilisées comme des touches de couleurs et de poésie, apportent musicalité et lumière au rythme sec et à l'intensité de l'ensemble. Et si le regard de l'auteur n'a rien perdu de sa compassion, le ton s'est durci, à l'image de l'urgence et la colère, de la violence qui trouve sa métaphore dans la tempête qui balaie sauvagement la station balnéaire. Les deux événements, dans un parallèle entre la violence de l'humain et celle des éléments, agissent comme révélateur du (des ?) danger latent, embusqué mais profondément enraciné dans la réalité, comme inéluctable.

Les récits s'assemblent peu à peu, comme un puzzle, et aux questions initiales de l'enquête (qui a massacré Antoine ? Pourquoi ? Qui l'a déposé, quasi-mort, devant l'hôpital ?) 23 récits avec un prénom pour chacun en titre, parcourus d'histoires d'amours ou de vies qui basculent autour de celle d'Antoine en suspens, apportent un fragment d'explication à ce fait divers. Et, pour tenter d'en saisir le contexte plus que d'en trouver d'éventuels coupables, nous entrons dans la tête, les rêves, les amours et désamours de chacun. Qui, mieux que la littérature, pourrait donner voix aux victimes de cette  mécanique implacable de la crise, du leurre et de la débrouille qui en découlent, du mal-être générationnel et des  frustrations qui minent consciencieusement, de l'intérieur, la société française contemporaine ?
La forme originale de ce roman, avec sa structure d'accumulation ou de croisement des récits, ses chapitres de quelques pages à l'écriture oralisée et cinématographique enchaînant plans et rythmes différents, ses histoires personnelles croquées dans l'infime détail avec concision et intensité, fait écho aux tout débuts de l'écrivain qui se faisait connaître avec un recueil de nouvelles, Passer l’hiver.
C’est la justesse du ton, l’efficacité de la langue,  l'écriture vibrante au plus près de ses  personnages faite d'empathie et d'émotion, qui séduisent ici et provoquent en retour infailliblement l'émotion du lecteur.

De livre en livre, Olivier Adam s'affirme et affine son écriture.
Ses lecteurs retrouveront ici l'univers, les thèmes et l'humanité chers à l'auteur, ceux qui le découvriront avec cette vingtaine de portraits comme autant de facettes d’un pays en plein marasme, seront pareillement conquis.
À lire, absolument.

Dominique Baillon-Lalande 
(04/12/14)    



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Flammarion

(Août 2014)
416 pages - 21,50 €











Olivier Adam,
né en 1974, a grandi en banlieue parisienne et vécu à Paris avant de s'installer à Saint-Malo. Il est l'auteur de nombreux romans et nouvelles, dont Passer l'hiver (bourse Goncourt de la nouvelle), Falaises, À l’abri de rien ( prix Roman France Télévisions et prix Jean-Amila-Meckert), Des Vents contraires (prix RTL/Lire). Il écrit également des livres pour la jeunesse, publiés à L'école des loisirs. Plusieurs de ses livres ont inspiré des films : Poids léger, mis en scène par Jean-Pierre Améris en 2004, Je vais bien, ne t’en fais pas, réalisé par Philippe Lioret en 2006 et primé aux Césars en 2007, et Maman est folle, une adaptation pour la télévision de Á l’abri de rien par Jean-Pierre Améris en 2007. Parallèlement à l’adaptation de ses livres, Olivier Adam a récemment collaboré avec les cinéastes Alain Raoust (L'Été indien, 2008) et Philippe Lioret (Welcome, 2009).
Ses ouvrages ont été repris en collections de poche.



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