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Sophie BERGER

Banc de brume


D’Olivier et Yvonne, leur nièce Alice ne connaît qu’une photo de mariage accrochée dans l’entrée depuis toujours chez ses parents. Le silence gêné ou les pressions pour qu’elle ne traîne pas pour partir à l’école qui détournaient l’attention quand elle questionnait sa mère sur ce cliché avaient vite fait comprendre à la gamine que celui-ci renvoyait à un douloureux souvenir qu’il ne fallait pas réveiller. « Quarante-cinq ans d’impossibilité à dire. Le trauma passé de génération en génération, sans se formuler. La douleur ne tient pas dans les mots, alors on la fond dans une ouate sourde. Sans volonté de cacher. Simplement on ne dit rien, on n’en parle pas. On juge qu’il n’y rien à en dire (…) On fait sans doute comme on peut. » « Taire les détails de l’accident d’Olivier partait d’une bonne intention (…) on ne savait rien, on ne serait pas traumatisé. »

Il aura fallu qu’avec ses frères et sœurs en 2010 elle aide ses grands-parents à vider la maison d’une vieille tante décédée pour qu’un article de presse vieux de quarante-cinq ans retrouvé sous une pile de mouchoirs les confronte à la photo du petit avion de tourisme qui s’était scratché sur une vieille ferme tuant le pilote et le  couple de jeunes mariés qu’il transportait. Il s'agissait de leur oncle Olivier et de son épouse, Yvonne. Une découverte pour Alice car jamais, probablement par respect de la douleur des parents du garçon (grands-parents maternels de la fratrie) et de sa sœur (leur mère), cette tragédie n’avait été évoquée au sein de la famille. Sans même que les enfants n’en prennent vraiment conscience. « Depuis l’enfance on éteignait la télé quand elle parlait de catastrophe aérienne (…) on ne voyait pas les films de catastrophes (…) on ne réclamait pas de Playmobil aéroport avec tour de contrôle, on ne passait jamais de vacances en Bretagne. » N’osant briser la loi du silence l’aîné décida de replacer la feuille du journal là où il l’avait trouvée et tous se remirent au travail comme si de rien n’était.

Après le confinement de l’épisode Covid19 en 2020, alors qu’un atelier amène Alice à travailler avec une classe du lycée à Guilvinec, la réalisatrice et ingénieure du son en profite pour se rendre au cimetière de la commune pour retrouver la tombe d’Olivier et Yvonne. Quelques jours à peine séparent leur mariage et leur décès. Le bouquet blanc de la mariée que la sœur du jeune époux a jeté sur les deux cercueils après la première pelletée de terre n’avait même pas eu le temps de faner.  « Le souvenir du mariage ne pourra plus être un simple souvenir heureux. Il sera désormais une circonstance aggravante… du silence opaque qui emplit la nef glacée. » Mais que s’est-il vraiment passé ?

Alice, celle qui écoute dans l'espoir de faire parler les silences qui a depuis toujours un goût immodéré pour le secret n’a désormais de cesse de fouiller le passé. Pour cela elle décide donc de remonter le temps. Elle récupère la copie des articles de presse de l’époque, fouille les procès-verbaux de la gendarmerie, consulte les archives de la police, des services météorologiques et de la navigation aérienne, scrute les photos, cherche à retrouver des collègues d’Yvonne à l’hôpital, interroge son oncle paternel à peine plus jeune qu’Olivier qui rejoignait chaque été la même bande de vacanciers turbulents, recueille le témoignage de l’une des sœurs de la mariée et  du père du pilote décédé, des habitants de la ferme où le crash s’est produit et de la petite fille venue à l’époque y chercher du lait qui y a assisté, du patron de l’aérodrome qui les a vus décoller malgré la brume… saisissant en parfaite complicité avec son frère Étienne le moindre fil qui pourrait les rapprocher de ce jeune couple d’amoureux fauché en plein bonheur...

                           
                     Ce sera une longue et prenante exploration pour celle qui jongle entre son travail, sa vie familiale avec Yann, marin pêcheur sur un thonier alternant de longues périodes en mer et d’autres à temps complet à leur domicile, et Léonie leur petite fille de trois ans. Si l’enquête dans laquelle elle s’engage n’est pas sans résonance  avec sa vie privée présente et passée (Yvonne est une fille de marin breton comme Yann, Alice à vingt-deux ans a enterré celui qui l’aimait et qu’elle aimait) et ses choix professionnels (écouter les autres et ausculter les bruits et les silences), Alice avec obstination assemble les informations et les témoignages patiemment collectés non seulement pour reconstituer le puzzle des derniers jours partagés des jeunes époux avec leur bonheur, leur folie et leurs projets mais aussi pour esquisser individuellement l’identité d’Olivier et celle d’Yvonne pour leur redonner partiellement vie à la fois comme personnes et comme couple au-delà de leur statut de victimes d’un destin aussi terrible que romanesque.
« C’est bien ce que vous faites Alice. On devrait toujours laisser les morts entrer dans nos vies. Je regrette de ne pas avoir su faire ça » lui dit Hélène, la petite fille présente à la ferme au moment du crash.

Le titre de ce premier roman est tout à fait évocateur car la brume et l’opacité ici sont partout. Au-delà, bien évidemment de la crasse venue perturber le vol et provoquer le drame, il y a aussi à sa suite la douleur qui a foudroyé les parents et familles respectives du couple et ceux qui comme Sylvie qu’une très étroite complicité liait à son frère Olivier qui pour continuer à vivre a enveloppé son insoutenable souffrance d’un voile de brouillard se réfugiant dans le mutisme, le secret et l’amnésie. « Seul le mutisme qui dure depuis plus de quarante ans peut témoigner, peut-être, de l’onde de choc. » Pierre-Alain, ami d’Olivier et parrain d’Étienne, aussi affecté par cette disparition que Nicole la collègue et amie d’Yvonne, l’exprimera avec ses propres mots : « Pour la plupart d’entre nous, comme foudroyés, se sont alors imposés un long mutisme et un temps de reconstruction ». Mais la violence du drame et l’amnésie qui l’enveloppe après la génération des parents et celle des victimes toucheront aussi indirectement, presque sournoisement, la génération suivante emmurée dans l'épais brouillard et le silence pendant quarante-cinq ans. Une protection finalement peu efficace comme l’illustrent Alice qui voue sa vie à débusquer ce que recèlent les silences, Étienne qui a longtemps enfoui ce qu’avant son mariage ses grands-parents lui avaient raconté et soutient Alice dans sa quête mais aussi les deux phobies (la mort et l’avion) que leur sœur Sarah avoue dans une conversation anodine. « L'amnésie n'avait pas seulement atteint les témoins directs de l'histoire. Elle avait gagné aussi ceux qui en avaient été partiellement les dépositaires. »

Derrière cette enquête quasi policière où on avance en terre bretonne – la rencontre lors du mariage de la famille d’Olivier, citadins bourgeois, et celle d’Yvonne, marin breton modeste et traditionaliste, est assez révélatrice du fossé social et culturel qui les sépare – Banc de brume, roman sur la famille, le deuil, l’absence, la réparation et la vie est aussi et surtout un livre sur la toxicité des non-dits, du secret et du silence et l’importance de libérer la parole. « Je suis restée l’enfant qui n’ose pas demander qu’on lui explique. Celle qui se tait. Celle qui entend le coup de téléphone tardif, qui sonde le ton de la réponse de sa mère, celle qui cherche des indices dans la voix des adultes, dans le brouhaha ambiant, dans le bruit du monde. »
« Tout m’apparaît enfin. Je reprends pied dans mon vertige. Cette histoire m’a forgée. Il y a tant de choses que je n’ai jamais pu expliquer dans mon comportement. Mon goût immodéré pour le secret découvre enfin sa racine. J’ai baigné dedans depuis l’enfance. »

L’écriture de Sophie Berger est élégante, sensible, sonore, rythmée par des phrases courtes allant à l’essentiel, orale et syncopée lors des entretiens pour y mettre en valeur l’émotion, plus lyrique quand elle évoque la mer ou un paysage, s’arrête sur un détail, un intérieur, un geste, un visage et non convenue dans ses comparaisons. Dans ce texte, tout un jeu se met également en place autour du non-dit et du silence lui-même, pudiquement abordé avec des mots posés délicatement dans les espaces laissés vacants. Le roman se déroule sur deux temporalités celle du couple puis, quarante-cinq ans plus tard, au présent de l’enquête menée par la narratrice sur une bande-son composée de titres écoutés en boucle par Olivier et sa bande dans les années soixante-dix et sur lesquels le couple avait probablement dansé.  

Banc de brume parvient à faire d’un drame envisagé sous l’angle des non-dits, du deuil et de la nature du silence qui l’accompagne parfois d’une génération à l’autre un hymne à la vie. Avec une totale adéquation entre son sujet, l’opacité du silence familial, et la forme qu’elle utilise pour l’ausculter et le dissiper, Sophie Berger dans ce texte ciselé, empreint d’une justesse absolue, incarné avec sobriété, densité et profondeur, dépasse la sphère de l’intime pour atteindre l’universel et fait preuve d’une maîtrise étonnante pour un premier roman.  Une belle réussite et une auteure à suivre.

Dominique Baillon-Lalande 
(12/04/24)    



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Sophie BERGER, Banc de brume
Gallimard

(Janvier 2024)
240 pages - 20 €

Version numérique
14,99 €













Sophie Berger
réalisatrice son, crée des environnements sonores pour des spectacles de théâtre, des fictions et des documentaires notamment pour Arte-radio et France-Culture. Banc de brume  est son premier roman.


Pour visiter son site :
sophieberger.com