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Robert SEETHALER


Le Café sans nom


Dans un faubourg populaire de Vienne non loin du Prater et de sa célèbre Grande Roue, en cet été 1966, Robert Simon travaille comme journalier au marché des Carmélites et loge chez Martha Pohl qui lui loue une chambre et lui prépare ses repas. « Il aidait déjà depuis un bout de temps au marché, ce qui lui permettait de poser parfois sur la table de la cuisine quelques pommes de terre pour la soupe, un céleri-branche, un morceau de foie ou même un paquet de hachis de porc. Il gagnait assez pour son entretien, et cette vie lui convenait, il se serait bien vu, quant à lui, continuer un bon moment comme ça. » Celui que l’auteur désigne le plus souvent par son seul patronyme aime aussi après sa journée de travail à s’attabler au soleil sur la terrasse du peu reluisant café de la grand-place pour regarder les commerçants laisser place nette à la fin du marché.

La fermeture de ce café devant lequel le trentenaire passait chaque matin, son endormissement et sa dégradation au fil des jours peinaient celui qui louait ses bras à tous les commerçants du marché comme manutentionnaire et cela réveilla son vieux rêve de devenir son propre patron en redonnant vie au vieux café pour y accueillir tous les habitants du quartier. « Il se disait que ce ne serait pas bien sorcier d’y attirer les gens chaque jour » et comme lui avait répondu la veuve de guerre qui, quand Simon était sorti de l’orphelinat, avait accepté de lui louer une chambre lui permettant ainsi de vivre et travailler dans le quartier où il était né : « Il faut toujours que l’espoir l’emporte un peu sur le souci. Le contraire serait vraiment idiot, non ? » L'aventure est risquée pour quelqu'un dont les économies sont maigres et qui manque d’expérience en la matière mais après une longue réflexion, l’accumulation d’un modeste pécule lui permettant de survivre sans salaire le temps des travaux et encouragé par l’effervescence qui s’emparait de la ville en pleine reconstruction vingt ans après la fin de la guerre, Simon décide de sauter le pas. C’est le cœur battant qu’il se rend un matin sur la Haidgasse pour rencontrer Kostya Vavrovsky, le propriétaire de l’immeuble où se trouve le café abandonné. Devant l’opportunité d’un bail lui offrant une rentrée mensuelle inespérée pour un bien dégradé et invendable l‘homme d’affaires ne se fait pas prier. 

Dans les délais prévus, grâce à l’investissement personnel et physique sans faille du gérant, le café qui a fait peau neuve est inauguré par une grande fête avant d’ouvrir comme prévu le lendemain à midi tapant et d’y accueillir son premier client dix minutes plus tard. Ce café sans nom (Simon trouvant prétentieux de lui donner son nom et son ami boucher lui assurant que « Tout compte fait, le Danube existait avant que quelqu'un l'appelle Danube ») se fait lentement une clientèle d’habitués, des vieux du quartiers qui s’y retrouvent pour jouer aux cartes, des commerçants du marché, des ouvriers de l’équipe du matin, des employés en bras de chemise et les filles de l’usine de fil. Du vieux café sombre il a fait un lieu modeste mais accueillant où le client est toujours le bienvenu, où il fait bon s'attarder devant un verre ou un café, manger une grande tartine de saindoux avec ou sans cornichons (seul aliment solide proposé sur place), « parler quand on en a besoin et se taire quand on en a envie » et partager un peu de chaleur humaine. Tout alla bien jusqu'à l'apparition de l'hiver, la neige et le froid. Simon s’angoisse et craint de devoir mettre la clé sous la porte quand sa précieuse logeuse lui souffle qu’« un hiver sans punch n'est pas un hiver digne de ce nom. » La recette de la veuve sera très appréciée par la clientèle et les affaires de Simon redémarreront au-delà de ses espérances. « Il avait chassé les vieux fantômes et ouvert la porte à quelque chose de neuf, une force insoupçonnée l’avait envahi et, depuis lors, jamais quitté. » Mais le patron qui consacre tout son temps sept jours par semaine à son café, victime de son succès s’épuise. C’est alors que Mila, une jeune ouvrière licenciée par son usine de confection il y a trois mois et ne parvenant pas depuis à retrouver un travail pour se nourrir et payer son loyer fait un malaise devant la boucherie de Johannes Berg. Celui-ci ne sachant que faire là, en face du café, demande à son ami d’apporter un remontant et des cornichons à la jeune femme qui reprend vite conscience. Le brave boucher ému par l’histoire de la jeune femme en profite aussi pour souffler à l’oreille de Simon qu’il faut peut-être y voir un signe du hasard. Mila ne serait-elle la bonne personne pour l’aider au café ? Réticent et inquiet de se mettre sur le dos un salaire, Simon finit quand même par céder à la pression de Johannes et propose de faire un essai. Courageuse, efficace, solide et appréciée par la clientèle, Mila parviendra vite à le convaincre de la garder à son service. Quelques mois plus tard, sa trésorerie lui permettra de fermer le café le mardi pour qu’ils aient tous deux un jour de repos par semaine. Cela lui permettra de renouer avec les grandes marches dont il était auparavant adepte pour entretenir sa condition physique et se ressourcer.

Au Café sans nom, le temps passe au fil des peines et des joies de la petite communauté d’habitués, les amours s’y nouent ou s’y dénouent, des éclats de violence vite pondérés par Simon y éclatent parfois et, au rythme des saisons « une sorte de personnalité́ et, au dire de Mila, quelque chose comme une âme » se dessine.  Pendant ce temps, à quelques pas de là, Vienne de l’après-guerre n’en finit pas de se transformer et se moderniser. C’est alors que des spéculateur immobiliers s’intéressent de près à ce vieux quartier périphérique qui pourrait bien être sa prochaine cible sans que les habitants n’en aient pris conscience. La dynamique amorcée avec le Café sans nom n’empêchera pas l’esprit du vieux quartier de s'éteindre doucement et le couperet de la fermeture de tomber brutalement. Kostya Vavrovsky, piètre gestionnaire des biens légués par ses parents dont ce café et étranglé par les dettes, s’est vu contraint de liquider tout ce qu’il possédait et donc de rompre le bail qui les unissait. C’est par un courrier officiel que Simon apprendra son expulsion prochaine. Pour faire écho à l’inauguration du Café sans nom plus de dix ans auparavant, Simon décide alors de fermer la boucle par une grande fête de remerciement à ses fidèles habitués. « Ces dernières années, le quartier du marché des Carmélites s’était transformé petit à petit, même si, prises isolément, ces transformations ne lui avaient pas semblé si importantes et, a posteriori, la fête lui apparut comme les derniers feux d’un temps quasiment révolu, les dernières braises dont les lueurs claires perçaient encore le brouillard du passé. » Il lui restait quelques semaines avant de fermer définitivement la porte derrière lui et certains, par solidarité ou par peur de la solitude qui les attendait, en profitèrent jusqu’au tout dernier jour. « À sa grande surprise, il n’éprouvait aucune tristesse. Peut-être était-il tout simplement trop exténué pour être triste. » « C’est très bien comme ça, se disait-il, il faut mettre un terme aux choses tant qu’on a la force de commencer quelque chose de nouveau. » « Des temps meilleurs, c’étaient aussi des temps nouveaux, il fallait d’abord s’habituer. »

 

                       Le Café sans nom c’est avant tout l’histoire de Robert Simon, un homme simple et modeste, naïf (ce qui n’est pas ici synonyme de bêtise mais d’ouverture du cœur), courageux, généreux et attentif aux autres que le lecteur suit pas à pas avec empathie et émotion. C’est un être réservé et contemplatif attentif à chacun de ses clients qu’il considère toujours avec bienveillance. Dès les premières lignes, Robert Seethaler en évoquant la relation de Simon avec Martha qui a pris auprès de lui la place de la mère trop tôt disparue ou Johannes cet ami proche de la boucherie d’en face sur lequel il peut toujours compter, donne le ton : « Robert Simon quitta l’appartement (…) La veuve dormait encore. Il l’avait entendue ronfloter dans la chambre. Il aimait bien ce bruit, ça l’émouvait curieusement, et il jetait quelquefois un œil par la porte entrebâillée, dans l’obscurité où palpitaient les narines grandes ouvertes de la vieille femme. » Il deviendra aussi très proche de Mila. Partie du sud de la Styrie où la ferme de ses parents ne pouvait tous les nourrir pour travailler à l’usine de confection viennoise à raison de six longues journées par semaine jusqu’à ce que le patron ne les licencie toutes pour les remplacer par des Chinoises qu’il payait moins, c’est une jeune femme combative et résiliente dotée d’un caractère optimiste qui forme avec Robert une équipe soudée. Il y a entre la jeune serveuse et celui qui l’a prise sous son aile de façon quasi paternelle, une belle complicité et beaucoup de respect.  

Simon sera d’ailleurs témoin au mariage de Mila avec René Wurm, un catcheur de quarante ans gagnant sa vie l’été en participant à des combats truqués sur le Heumarkt et vendeur de billets pour les auto-tamponneuses du Prater le reste du temps. À travers ce couple de la serveuse petite mais forte avec ce grand costaud, timide, gentil mais alcoolique, c’est une histoire d’amour digne d’un roman populaire que l’auteur nous distille. Le couple volcanique composé de Heide la crémière et Micha le peintre, un des habitués du troquet, s’apparente davantage au registre théâtral. Celui que forme Johannes avec une épouse qui lui a donné trois enfants quand débute cette histoire et en a cinq à la fin, incarne des liens conjugaux parfois désabusés (On est tous des idiots face à l’amour) mais apaisés, attendris, solides et profonds. L’amour occupe dans le Café sans nom une place de choix comme si c’était le seul vrai bonheur accessible à ceux qui n’ont rien ou si peu. Rose Gebhartl, la vieille commère qui ressasse ses vieilles histoires tous les après-midi au café, en est une illustration atypique et assez cocasse.  

Que ce soit à travers l’usine de confection où travaillait Mila, les ouvriers des chantiers du Prater ou ceux des usines du quartier, le tableau que Robert Seethaler renvoie des conditions de travail en Autriche à cette période d’émergence du capitalisme est très sombre. « Le monde tourne toujours plus vite, et parmi ceux dont la vie ne pèse pas assez lourd, il y en a parfois qui sont laissés sur le bord de la route. (…) je connais des gens pour qui le bout de la rue, c'est déjà trop loin. Ceux-là, ce n'est pas le changement qui leur fait mal, mais tout le corps, parce qu’ils passent leur journée à crapahuter sur un chantier ou à se courber devant une machine, ou simplement parce qu'ils sont trop vieux ou trop abîmés ou les deux à la fois. » Et même Heide ou Johannes qui travaillent pour leur propre compte n’échappent ni à l’épuisement physique ni à la peur du lendemain. L’ouverture de plusieurs supermarchés à moins de cinq cents mètres de la boucherie risque ainsi fort d’obliger Johannes à fermer boutique. « La viande sous vide qui s’entassait sous un éclairage flatteur dans les bacs réfrigérés se gardait des semaines et, de toute manière, personne sur le marché ne pouvait s’aligner sur leurs prix. » Si cette dimension sociale de Vienne dans les années soixante-dix résonne de façon forte en nous aujourd’hui, elle semble ici plus envisagée sous un point de vue sociologique que politique.

Faisant naître son héros comme lui à Vienne et inscrivant toute son histoire dans ce quartier juif et ouvrier où ses grands-parents et parents avant la Seconde Guerre mondiale ont vécu, Robert Seethaler donne à la capitale autrichienne, entre traces du passé et mutation à l’œuvre, une place importante. Mais à côté d’une topographie de la ville extrêmement précise avec ses rues, places et monuments, le portrait qu’il brosse de la cité et du quartier se teinte d’une note personnelle plus sensible. Ainsi la célèbre grande roue construite en 1920 et classée comme la plus haute du monde jusqu’en 1985, aussi omniprésente dans le roman que dans la ville, ne nous renvoie pas à la scène mythique de l’angoissant Troisième homme que nous avons tous en mémoire mais nous entraîne ailleurs avec une scène vivante et joyeuse vécue par Simon enfant. « Il avait pénétré une fois dans une maison en ruine et grimpé tout en haut par l’escalier encore intact. Un trou d’au moins trois mètres de diamètre béait dans le toit et dans le mur. Comme au bord d’une falaise, le jeune Robert contemplait les toits déchirés de Leopoldstadt qui pulsaient au rythme des ombres de nuages courant dans le ciel. À quelque distance de là, il voyait la Grande Roue squelettique émerger sans cabines dans le ciel et, dans l’autre direction, se dresser la pointe de la cathédrale, telle une écharde noire derrière un voile de brume et de poussière. » Témoin de la transformation de sa ville avec des chantiers à tous les coins de rue, le bruit et la poussière, il nous donne à voir en direct le réveil de la capitale non de façon urbanistique mais avec un certain humour noir à travers les propos de Rose G. sur la construction du métro (« Creuser sous la ville comme des taupes. Imagine-toi un peu ce qu’on va trouver là-dessous. À Vienne, on compte autant de têtes de morts que de pavés. Ils n’en ont plus pour longtemps, de la paix éternelle, les morts. ») ou avec sensibilité quand le bistrotier évoque la construction de la nouvelle cité de l’ONU. « Simon lui parla des vastes prés qui s’étendaient encore récemment à cet endroit (…) une ville dans la ville, une ouverture sur le monde, pure merveille de béton et de verre ». Parfois, il fait référence à des faits réels comme l’effondrement du pont Reichsbrücke alors en construction. « Chacun avait son avis sur la question, les journaux étaient pleins d’histoires sur la catastrophe, le béton qu’on avait coulé sans soin et le métal qui avait durci trop vite, la responsabilité et la culpabilité des politiques, des conseillers en urbanisme et des ingénieurs. Par miracle il n’y avait eu qu’un mort. » Que le passé mème sombre, souvent plus suggéré qu’explicite, reste ici en arrière-plan sans en être occulté pour autant – « Il a été nazi, on prétend que, après la guerre, il aurait redressé sa croix gammée avec une clé de plombier pour lui donner la forme de la croix du Christ. Ça ne veut rien dire, un Viennois sur deux est nazi. Où est-ce qu’ils seraient tous passés sinon ? » (Rose.G.) – ou que pointe la petite musique douce et nostalgique de l’enfance, c’est plus généralement vers la transformation de la ville et ses incidences sociologiques que le roman se tourne résolument. Il évoque ainsi en creux la destruction des bâtiments et du quartier et, à partir d’une musique échappée d’une fenêtre, les ouvriers turcs ou yougoslaves appelés en renfort pour tenir les délais face à l’accélération de cette spectaculaire modernisation.

Dans Le Café sans nom, avec sa coutumière attention aux détails, sa sensibilité, son respect de l’autre et son empathie, Robert Seethaler nous raconte le temps qui passe laissant son empreinte sur Vienne et sur les vies minuscules de ces modestes habitants d’un quartier en voie de transformation voire de disparition qui souffrent au travail et ne demandent qu’un toit, de quoi survivre, de la dignité et de rencontrer ou vivre l’amour. Ce n’est pas leur classe sociale qui intéresse l’auteur mais l’individu dans sa complexité et sa richesse intérieure car chacun à ses yeux possède quelque chose qui mérite qu’on l’approche et parfois s’y attache. Ce Café sans nom conçu par Simon pour que tous s’y sentent à leur place, semblable à tous ces troquets conviviaux et chaleureux que l’on trouvait encore dans les quartiers populaires et les ports un peu partout dans les années soixante et soixante-dix, le lecteur aime le temps de sa lecture à en pousser la porte. Celui-ci se transforme alors sous ses yeux en petit théâtre où à travers trente-neuf saynètes chacun tient son rôle sous le regard bienveillant du bistrotier. Qu’il se pose un instant ou plusieurs heures pour oublier son dur quotidien, qu’il cherche à échapper à la solitude, à se réchauffer aux autres, à s’épancher en confidences ou à partager ses colères et ses petits instants de joie, il est toujours le bienvenu. Un roman d’une bouleversante simplicité, subtil, tour à tour grave ou léger, toujours chaleureux et nimbé d’une extrême humanité. 

Dominique Baillon-Lalande 
(09/02/24)      



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Sabine Wespieser

(Septembre 2023)
248 pages - 23 €

Version numérique
17,99 €



Traduit de l'allemand
(Autriche)
par Élisabeth Landes
et Herbert Wolf














Robert Seethaler,

né en 1966, également acteur et scénariste,
vit à Vienne et Berlin.
Le Café sans nom
est son cinquième roman
traduit en français.


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Wikipédia











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