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Corinne SAMAMA

Utrillo, mon fils, mon désastre
selon Suzanne Valadon


Corinne Samama, à partir de faits réels, fait raconter Suzanne Valadon. Rien n’est facile pour les femmes en général, fin XIXe début XXe siècle, encore moins pour celles du peuple. Une jeune fille, Suzanne Valadon, vouée comme sa mère à la blanchisserie, rêve de dessin, de peinture, d’ascension sociale, et pose pour des artistes déjà célèbres. L’éclat de ses charmes brouille, dans un premier temps, la reconnaissance de son talent d’artiste peintre naissant. Elle réalisera sa vocation au prix d’un difficile exercice d’équilibriste. « Il m'attendaient tous, là dehors : Puvis de Chavanne, Renoir, Steinlen, Van Gogh, Bartholomé… cette bande de marginaux m'avait accueillie dans ses repaires d'artistes, ils m'avaient adoptée. » Suzanne Valadon âgée d’à peine dix-huit ans accouche d’un fils, « un brouillon de garçon » qu’elle trouve affreux lorsqu’on lui tend l’enfant, « gisant sur un matelas crasseux dans une planque de fortune […] les jambes encore écartées et pissant le sang ». Elle demande que l’enfant soit déposé dans une paroisse mais l’accoucheuse, déterminée, lui découvre la poitrine et met l’enfant au sein. « Et là, ce fut un le miracle… mécanique » pas prévu qui prend un tour inédit pour cette très jeune maman qui pensait : « … je retournerais sitôt délivrée à mes fusains, mes mines de plomb et mes sanguines. Il fallait que je dessine. Du matin au soir. Sans répit. » Ainsi est né Maurice Utrillo.

Corinne Samama croque d’un trait ferme comme celui des dessins de Suzanne Valadon, la Parisienne, égérie et amante alors qu’elle se lamente et rage en 1935, trois ans avant son décès, dans une chambre de l’Hôpital Américain : « je vais lui montrer, à ce jeune docteur, qu'il reste encore de la sève dans l'arbre… » Belle jeune femme, les hommes, au début, dandinent de désirs. Maintenant âgée, désespérément seule dans sa chambre d’hôpital, elle rabroue le personnel et n’en mène pas large. Son fils ne vient pas la voir. Il vit chez Lucie, plus âgée que lui. « Bien que j'aie souvent envie de lui tordre le cou, c'est quand même bien auprès de Lucie qu'une fois de plus je suis allée trouver réconfort. Quoique je puisse dire, elle est devenue au fil du temps cette dame de compagnie dont je ne peux plus me passer et l'unique confidente prompte à me sécher les larmes au moindre écart d'Ütter. Ütter est un jeune homme, ami de Maurice, du même âge, au physique avantageux. Il a plu à Suzanne et devient son amant. Après la passion, Ütter trompe Suzanne qui compose un temps en maillant son déni d’excuses insignifiantes. Maintenant, elle le maudit. Lui est par ailleurs l’agent de Maurice. À l’annonce du mariage de Maurice, il flaire la perte de son gagne-pain. Il menace de quitter Suzanne et de saboter la réputation de son fils. La jalousie ronge Suzanne. Elle oublie que naguère, elle faisait souffrir amants et soupirants tels Toulouse-Lautrec ou Erik Satie. Elle veut aussi rompre mais, pour finir, s’accroche désespérément : « De quoi serais-je la plus coupable : priver mon fils de son bonheur conjugal ou alors de sa postérité ? »

La vie de Suzanne est surtout une immersion dans la peinture. Elle plonge sans méthode, en bonne autodidacte, et attire l’attention d’Edgar Degas qui achètera ses dessins. Pour les couleurs, dit-elle : « Je prépare les miennes avec un soin méticuleux, comme je l'avais vu faire chez les maîtres. » Elle peint les femmes nues, presque exclusivement, parce son regard sur le modèle diffère de celui des hommes. « À force de les croquer, j'ai compris qu'il y avait deux catégories de femmes : celles qui ont réussi à s'épanouir dans leur altérité et puis toutes les autres, qui se débattent avec. » À sa manière, elle mène son combat féministe, haut et fort, tout en se demandant ce qui restera de son œuvre. « La postérité est rarement l'affaire des femmes. Se souviendra-t-on que j'ai été la première femme peintre à exposer au Salon des indépendants ? […] Dans quelques décennies, qui se souviendra de Germaine de Roton qui vient d'être mise sous camisole par son père alors que ses sculptures surpassent celles de Rodin, ou de la géniale Camille Claudel qu'on abandonne aujourd'hui dans un asile ? Se souviendra-t-on de Marie Laurencin en dehors de son amour pour Apollinaire ? Sonia Delaunay sera-t-elle pour toujours la femme de Robert ? Et moi la mère de Maurice Utrillo ? »

Maurice Utrillo, justement, Suzanne le forcera à peindre contre son gré. Elle n’a aucun souvenir du moindre gribouillage enfantin de ce fils de vingt ans, maintenant, dont la seule occupation est la boisson de laquelle elle veut le libérer. Suzanne insiste, Maurice reste comme hébété devant la toile, se met souvent en colère et fait valdinguer son matériel. Puis, « Un jour, le miracle a lieu : Maurice se met à produire des merveilles. La beauté des paysages ! J'y retrouve sa sensibilité à fleur de peau. Il est fasciné par les églises, les pavés de la rue, les maisons, les devantures, les bistrots, les blanchisseries, les bougnats. Tout ce qui, moi, ne m'intéresse pas. Il peint la poésie mélancolique de la butte. » Rapidement Maurice expose au Salon d’Automne, enthousiasmant Max Jacob, sa cote s’envole, les galeries s’arrachent ses toiles. La mère est fière de son fils mais jalouse de l’artiste. L’argent servira à payer la boisson, allant de beuverie en beuverie. « Je comprends ce que Maurice savait depuis toujours : la peinture ne l’empêchera jamais de boire ni l'alcool de peindre. Au contraire, la boisson galvanisera son art jusqu'à la fin de ses jours. Pour moi c'est la pire des découvertes… » avouera Suzanne.

D’autres aveux encore ! Maurice n’est pas né d’un père inconnu. Lorsque Suzanne veut faire reconnaître la paternité au géniteur, celui fête l’événement mais se fâche tout rouge quand Suzanne veut s’installer chez lui avec le bébé. Il la jette à la rue. Elle rejoint le domicile de sa mère, les seins débordants de lait tourné dont le nouveau-né vomit toute absorption. L’enfant maigri, pleure, exaspère la mère et la grand-mère :
« – Non, maman, s'il te plaît, ne verse pas ça dans son biberon.
– C'est comme ça qu'on fait à la campagne, elle répond en versant la gnôle dans le lait. »
L’expérience se répétera, se muant en un irrémédiable empoisonnement. À six mois l’enfant a ingurgité une dose d’alcool faramineuse, à huit ans ce sont les premières crises d’épilepsie. Suzanne culpabilisera et essaiera de materner. « J’aurais pu mourir pour toi, Maurice. Oh oui, je serai morte pour toi à la seconde. Pourtant, à peine revenue à la maison auprès de toi, je n'avais qu'une envie : repartir. Mourir pour toi, oui. Sacrifier ma vie, non. […] Livrer Utrillo au monde est déjà bien assez. »

Corinne Samama nous livre un roman avec une écriture empreinte de fraîcheur, au rythme soutenu. Le style très suggestif conte l’intimité dramatique de deux personnalités de la butte Montmartre. Loin de la pochade, elle donne une vie intense, avec légèreté et simplicité, à des personnages agités d’affres existentiels dont les racines plongent dans un monde social rugueux. Utrillo, mon fils, mon désastre selon Suzanne Valadon, est la lutte acharnée d’une femme pour sa propre émancipation et celle de son fils. « C’est facile de critiquer une mère, de la condamner par avance. Ça ne sert à rien. Lorsqu'on s'en indigne, il est déjà trop tard. La faute a été commise. Les décisions qu'elle prend pour son enfant ne sont que des réactions en chaîne pour colmater la brèche initiale. La faute originelle qu'elle a commise est irréparable. »

Michel Martinelli 
(07/02/24)    



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