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Jean ROUAUD

Flamboiement de la métaphore


Dans ce livre foisonnant, Jean Rouaud s’interroge sur la place de la poésie dans une société bourgeoise. La première énigme qu’il nous soumet est celle du « mystère Rimbaud ».  Comment peut-on, après avoir fait la démonstration d’un talent inouï, renoncer brutalement à vingt ans à la poésie pour partir vendre du café et des casseroles en Afrique ? Sa réponse suggère que c’est la poésie qui était devenue « inapte à rendre compte de la modernité qui, sous la bannière du progrès, rendait obsolète le vieux monde de l’alexandrin et du sonnet. »
Et en effet, Rimbaud a côtoyé de près cette modernité naissante ; proche de Charles Cros, inventeur du phonographe, des frères Demeny, pionniers du cinéma. Il assiste même à la construction du métro de Londres, le premier au monde.
Selon Rouaud, Rimbaud « n’a pas besoin de la poésie pour se donner l’illusion de vivre. » Il dira « la poésie écrite ne me dit plus rien. Je préfère les voyages. » ou encore « regrettables errements », « fumisterie », « rinçures ».
C’est pourtant au Rimbaud de dix-huit ans que l’on doit cet alexandrin : « Après quoi, la poésie ne fut plus jamais pareille. » Rimbaud comprit que la poésie, ce « boulier alignant les pieds et marchant à la rime comme un fantassin obtus, était de la lumière morte », « Inadaptée à la modernité technologique et industrielle. »

Après cette entrée en matière, Jean Rouaud détricote en dix poèmes le destin tumultueux de Rimbaud, ce qu’a pu être sa vie, les témoignages de ses amis. Des épisodes inconnus ou oubliés tel que son enrôlement dans l’armée coloniale hollandaise, le passage en Algérie du capitaine Rimbaud où il traduit le Coran et rédige une grammaire arabe, sa désertion à Java pour fuir les ordres au service des « monstrueuses exploitations industrielles et militaires. »
 Ces poèmes en vers libres sont d’une écriture nerveuse, ramassée, prompte à gifler. À la question de son ami Ernest Delahaye qui lui demande des nouvelles de sa poésie il rétorque
« Et de s’attirer le cinglant et dédaigneux / Je ne m’occupe plus de ça /Ça qui est la poésie / Pour quoi il n’a même plus de nom/ Et Ernest rabroué floué abusé / Privé de sa fusée porteuse / Qui ne sait plus sur quel pied danser. »

Dans « L’usine et la mosquée », Jean Rouaud est revenu à la prose et c’est de Flaubert cette fois qu’il s’agit. Flaubert abandonnant les envolées lyriques de sa Tentation de saint Antoine pour se mettre au roman contemporain, « terre à terre », « à la Balzac ». C’est ainsi qu’il entama, « la mort dans l’âme, rechignant de dégoût à l’idée d’avoir à décrire des scènes de comices agricoles, à donner un rôle important à des personnages imbéciles et vulgaires, l’écriture de ce qui allait devenir Madame Bovary ».
De même Zola dans son Roman expérimental écrit : « C’est l’heure de la vision nette où l’idée se dégage de la forme. L’idée est la formule scientifique appliquée en tout, aussi bien dans la politique que dans la littérature. »

Bien avant lui, Dante avait choisi d’écrire en italien et d’abandonner le latin aux affaires du sacré. En écrivant la Divine Comédie en italien, son ambition est de « hisser la poésie en langue vulgaire à la même hauteur que les textes sacrés. »   Il renvoie Dieu au Ciel, l’homme peut prendre sur terre la place laissée vacante. « Ayant opté pour la langue des gueux, Dante ne se gênait pas pour leur emprunter un vocabulaire de charretier. C’est lors de sa visite en Enfer, ce qui autorise quelques relâchements, mais on peut deviner à ses écarts inconvenants pour la bonne société florentine l’extraordinaire libération éprouvée sous sa plume après qu’il eut décidé de s’opérer du cancer du latin. »

Dans le cantique du soleil, l’auteur rend hommage à nos ancêtres du Paléolithique, à leurs connaissances, leur capacité d’observation et de déduction. Ils savaient penser le monde sans rien savoir de son fonctionnement mais ils savaient lire les signes de la nature. Avec les oies de Cussac, dont l’une au cou dressé évoque la vie et l’autre au cou penché la mort, il ne s’agit plus d’une observation naturaliste sur l’apparition des saisons. Il y a eu « glissement de sens, du monde physique au monde spirituel, du réel à son interprétation symbolique […] qui était pour le peuple des mains d’or l’aboutissement d’une réflexion poétique. »
Jean Rouaud nous rappelle que dans la mythologie inuite, le corbeau et le renard se partagent le jour et la nuit. « Le bon La Fontaine se fait sans doute, de manière inconsciente, le passeur d’un mythe lointain enseveli dans les cerveaux poétiques, les seuls à survivre, ne conservant de l’intrigue de cette pièce perdue que les acteurs. Mais ce fromage qu’il glisse dans le bec de l’oiseau, et que convoite le renard, on peut y voir un disque de lait, autant dire un soleil nourricier. La Fontaine, poète du paléolithique ? »

Avec un sens aiguisé de la formule et beaucoup d’humour, Rouaud nous emmène sur des chemins poétiques et philosophiques où les sciences, l’actualité et son immense culture réjouissent l’esprit. À déguster dans la bonne humeur.

Nadine Dutier 
(05/02/24)    



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Gallimard

(Janvier 2024)
192 pages - 20 €













Jean Rouaud,
né en 1952, a reçu le Prix Goncourt en 1990 pour son premier roman, Les Champs d'honneur.
Il a, depuis, publié de nombreux livres.


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