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Nele NEUHAUS


Amitié éternelle


Pia Sander, commissaire de police à Francfort, reçoit un appel de son ex-mari, Henning Kirchhoff, le directeur de l’institut médico-légal de Francfort-sur-le-Main, également écrivain de romans policiers. Il lui demande d’aller au domicile de Heike Wersch, directrice de programme des éditions Winterscheid où Henning est publié. L’agent littéraire de Henning, Maria Hauschild, déjà sur place vient de lui faire part de son inquiétude car Heicke la laisse sans nouvelles depuis quelques jours, ce qui est inhabituel pour ces deux grandes amies et aussi parce que Maria a remarqué des taches de sang sur la porte d’entrée. Pour Pia, une fois à l’intérieur du domicile de Heicke, même si tout semble en ordre, le silence de Heike ne peut pas être fortuit puisqu’au premier étage, assis sur les marches, un vieil homme enchainé à un pied, regard dans le vide, hébété, demande de l’aide. Il s’agit du père de Heicke, et Maria en ignorait la présence. Bizarre pour une amie !
Heicke est introuvable. La commissaire Pia Sander et son homologue et supérieur hiérarchique, Oliver von Bodenstein, ouvrent l’enquête sur cette disparition pour le moins suspecte et collectionnent beaucoup de raisons émanant de l’entourage de s’en prendre à cette femme se révélant fort antipathique et en fin de compte très détestée. Elle est en conflit avec ses voisins et les empêche de mener à bien un projet immobilier. Par ailleurs, Heicke vient d’être licenciée de la maison d’édition Winterscheid, l’importante maison d’édition d’auteurs à succès à Francfort à laquelle elle intente un procès. En désaccord avec sa direction, elle voulait créer sa propre société en débauchant une partie du personnel et des auteurs. De plus, elle vient de torpiller la réputation de Severin Velten, l’un de ses auteurs à succès, en révélant un plagiat pour lequel elle avait encouragé ledit auteur en lui fournissant un texte totalement inconnu d’un écrivain d’Amérique du Sud. De facto, Severin Velten est soupçonné de représailles. Ce dernier reconnaît le meurtre immédiatement mais ses aveux ne correspondent pas aux conclusions de l’autopsie du corps de Heicke, enfin retrouvé. Incarcéré préventivement, il ne veut pas quitter sa cellule : « Il existait de nombreuses instructions sur la manière de traiter les suspects et sur la durée de la détention, car la plupart étaient impatients d'être enfin libérés. Mais rien n'indiquait comment traiter les personnes qui refusaient de quitter leur cellule. Avait-on le droit de les mettre dehors de force ? » Ce prisonnier retors annonce, un comble, qu’il peut payer pour rester en détention.
Explorer d’autres pistes s’impose, et l’enquête prend une tout autre tournure, lorsque des membres de la maison d’édition reçoivent par courrier des bouts de manuscrit les concernant lors de vacances sur l’île de Noirmoutier en juillet 1983. À l’époque, Götz, le fils de Henri Winterscheid alors dirigeant l’entreprise, serait décédé par noyade. Tout le monde parlait de suicide pour une raison sentimentale. Or tous les courriers commencent par cet avertissement : « Je sais ce que tu as fait pendant l'été 1983. Et tu le sais aussi. » Quant au directeur actuel, Carl, le neveu dont la mère se serait aussi suicidée lorsqu’il avait six ans, il vient de recevoir « une enveloppe anonyme dans le courrier [...] Cette fois-ci elle contenait une photo et un manuscrit dactylographié. » Il confie l’ensemble à une collaboratrice, Julia, en lui demandant de donner son avis. « La plupart du temps, elle lisait sur l'écran et, toujours pressée, vérifiait en lisant les textes s'il n'y avait pas d'erreurs, d'incohérence, de redondance […] c'était d'autant plus excitant pour elle de pouvoir lire ce manuscrit dactylographié, soi-disant rédigé par la mère de son patron. Il ne faisait aucun doute que le papier était ancien. Il était plus fin que le papier de 80 g utilisé de nos jours Et au fil du temps il avait pris une teinte jaunâtre. »
L’autrice allemande, Nele Neuhaus, connue pour ses romans policiers ainsi que ses livres pour la jeunesse, glisse dans son dernier ouvrage, Amitié éternelle, la recette des ingrédients concourant à la réussite d’un livre, par l’intermédiaire de Julia Bremora, son personnage d’éditrice de fiction qui supervise : « Sans parler du contenu, ce texte est absolument convaincant sur le plan stylistique. Il y a du suspense en continu, on est tout de suite proche des personnages auxquels on peut s'identifier. Les dialogues sont vivants et authentiques, le texte développe une force d'attraction incroyable et on veut absolument connaître la suite. Je ne l'ai pas lâché avant 4 h du matin. Elle posa délicatement la main sur le manuscrit et poursuivit : Ce texte a été écrit par une autrice expérimentée. Elle est passée maître dans l'art du cliffhanger (suspense) et n'alourdit pas inutilement l'intrigue de détails secondaires. C'est brillant. » Pour performative que soit l’insertion, pour s’en convaincre, rien ne vaut, bien sûr, la lecture de ce volumineux ouvrage s’intéressant au monde de l’édition. Tout reste clair et Nele Neuhaus suit les principes énoncés par Julia.
Beaucoup de personnages et de pistes, mais Nele Neuhaus ne nous perd pas avec cette profusion, prenant le soin de faire récapituler par les enquêteurs les noms et les situations. Amitié éternelle, est précis, dense et l’intrigue particulièrement cohérente dans ce roman policier. Roman, c’est sûr, avec une narration captivante et une progression linéaire, mais aussi des retours en arrière par une mise en abyme d’un manuscrit réapparaissant inopinément et doublant la narration. Une analyse des sentiments, sans pathos, une représentation du réel, une profusion de personnages et leur singularité, etc., etc… Policier, assurément, puisque crime il y a, énigme corsée aussi, mettant au premier plan deux enquêteurs, Pia Sander et Oliver von Bodenstein, personnalités récurrentes et attachantes chez Nele Neuhaus. Ils sont plutôt pugnaces, aux prises avec une nébuleuse histoire du passé de jeunes gens qui souille le présent de cette génération à la veille du troisième âge, bien installée socialement et fourmillante de non-dits. Ces policiers ont une vie privée qu’ils assument hors du travail, une vie familiale parfois tortueuse donnant une épaisseur aux personnages de fiction qu’ils sont. Cela, rappelons-le, « n'alourdit pas inutilement l'intrigue de détails secondaires. » Un vrai casse-tête mené avec brio par les personnages et l’auteure.
Nele Neuhaus émaille le texte de références assez rarissimes de nos jours avec "L’École de Francfort", "Horkheimer", "Adorno", hapax en forme de clins d’œil pour une action se déroulant dans la région de Francfort. Puisque Horkheimer est évoqué, puisque le passé pèse sur le présent grâce à une trace romanesque, adaptons au contexte de cette intrigue un passage du philosophe qui peut fort bien résumer le livre : « L’acte de terreur que j'accomplis, la souffrance que je tolère, ne continuent à vivre, par-delà l'instant où ils se produisent, que dans la conscience de l'être humain qui se souvient, et ils s'effacent avec elle. Prétendre qu'ensuite ils sont encore vrais n'a aucun sens [...] À moins qu'ils ne se conservent… », rôle dévolu à un manuscrit, mémoire fantôme qui véhicule l’intrigue et sème la panique.

Michel Martinelli 
(21/02/24)    



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Noir & polar








Actes Noirs
(Janvier 2024)
512 pages - 24,50 €

Version numérique
14,99 €


Traduit de l’allemand par
Marie-Claude Auger





















Nele Neuhaus,

née en 1967 à Münster, a publié de nombreux romans policiers et livres jeunesse. Son œuvre est traduite dans une trentaine de pays.


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