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Garance MEILLON

La langue de l’ennemi


Cela a commencé comme un conte de fées ou un roman à l’eau de rose : Emma, jeune fille discrète et effacée à l’histoire familiale compliquée en train d’écrire son premier roman en parallèle à une licence d’anglais qui l’intéresse peu, a lors d’une soirée chez des amis communs rencontré Romain un étudiant aux Beaux-Arts qui dansait comme un dieu. Ce fut un coup de foudre réciproque. Dix ans plus tard, celle qui a publié son premier roman mais peine depuis pour le deuxième, écrit à domicile des articles pour des magazines et des chroniques pour des quotidiens. Lui a abandonné la peinture pour une école de commerce avant de s’occuper de la communication d’un grand opérateur téléphonique. Son ami des Beaux-Arts Vladimir a lui aussi quitté le secteur artistique qui ne lui offrait aucun espoir d’en vivre décemment pour devenir avocat. « Passer de l’école des Beaux-Arts à une école de commerce pour l’un, à une fac de droit pour l‘autre, on ne pouvait pas faire plus drastique. Et Romain et Vladimir, ensemble ou séparément, sans a priori s’être concertés, de répondre aux gens que la vie en avait décidé autrement. Derrière cette expression se tenait un lent renoncement qui pour Romain avait pris toutes les apparences d’une mort symbolique, ou plutôt d’une agonie. » Un peu plus tard Romain et Emma emménagent dans un bel appartement parisien assez grand pour y accueillir confortablement la petite Roxane qui s’annonce et permettre à Emma de s’en occuper les premières années tout en continuant à travailler chez elle.

Quelques mois avant les trois ans de l’enfant un projet de fusion entre l‘entreprise dans laquelle Romain travaille et un grand groupe coréen va ébranler l’équilibre apparemment parfaitement rodé de ce couple harmonieux de bobos parisiens. Le mari, contre la promesse d’une promotion significative dans l’organigramme de l’après-fusion en cas de réussite, est nommé au sein du comité de pilotage de l’opération qui devra rester secrète jusqu’à sa signature officielle quelques mois plus tard. Une reconnaissance de ses compétences qui représente pour lui un challenge inespéré lui permettant de prouver à tous sa valeur et qui va dès lors justifier une disponibilité de tous les instant, un emploi du temps à rallonge, une charge de travail incommensurable, avec en bonus le poids permanent qu’il s’est mis sur les épaules en acceptant cette lourde responsabilité et la peur de ne pas être à la hauteur.

Tout commence le soir où Romain souhaite à Emma une « belle nuit » comme on signe un mail « belle journée ». Emma, qui s’est épanchée de ses inquiétudes face à cette promotion auprès de son amie Myriam, chargée d’une émission très écoutée à la radio et épouse de Vladimir, n’a pas trouvé dans leurs échanges de quoi désamorcer ses craintes ni adhérer complètement à son enthousiasme. Alors, de retour à leur domicile, celle qui ne se plaint paset « s’est juré de ne pas devenir la femme, l’épouse qui ne comprend pas ce qui se joue pour lui, pour sa carrière et leur avenir » ne dit rien de ses craintes à son mari. Rapidement, ils ne font plus que se croiser. Il part avant qu’elle se réveille, rentre de plus en plus tard, empiète sur leur week-end pour un « brunch » de travail et ne quitte pas son smartphone de l’oreille ou des yeux quand il est en sa compagnie. Prise dans l'engrenage du quotidien avec sa fille et face à un mari qui prend graduellement le visage d'un adversaire, Emma se débat. « Elle vit dans une réalité de yaourts et de coussins, dont Romain, dès qu'il rentre, l'arrache pour l'entraîner avec lui dans un espace aussi désert que le parking d'un centre commercial en pleine nuit. » Même quand elle tente d’évoquer ses inquiétudes face au retard de langage de Roxane, à laquelle elle sait pour l’avoir si souvent vu partager les jeux de la petite auparavant qu’il est très attaché, il dédramatise et la laisse gérer seule avec le pédiatre et l’orthophoniste sans même vraiment sembler s’y intéresser. Elle-même, en panne d’écriture, n’arrive plus à écrire une phrase entière. « Peut-être a-t-elle trop projeté sur lui son propre manque d’inspiration ? » Si Emma en cachette pleure « cette sensation-là, ces mots lourds, nobles, pleins qui tombent au fond du ventre comme un repas chaud, qui comblent et rassasient et donnent du sens à l’existence : des mots qui veulent dire quelque chose, qui portent avec eux une charge affective », la famille élargie et les amis eux semblent ne rien voir de la transformation de son époux voire l’en apprécier davantage.

Mais les faits sont là. Un glissement s’opère chez Romain qui désormais ne s’exprime plus même en privé qu’avec des "éléments de langage" quasi automatiques comme si le mari, le père, l’ami ne faisaient plus qu’un avec le communicant. Sans dispute ni cris, un fossé se creuse inexorablement entre eux.Un week-end en couple et sans smartphone à Aix-en-Provence n’y changera rien. Les mots de l'amour se sont effacés et les éléments de langage convenus et vides de sens qui les remplacent ne feront que les séparer davantage. Ce Romain-là qui ne s'exprime plus désormais que dans la langue de l'ennemi devient pour elle un étranger.Elle « ressent depuis quelques semaines une peur, et celle-ci n’est pas faite de mots, c’est peut-être le plus effrayant pour l’instant. C’est un trouble équivoque, un piège qui a commencé à se resserrer dans son ventre. Elle n’a aucun contrôle dessus. Emma a l’impression de perdre Romain "autrement". ».Plus la « signature » de la fusion approche plus le stress et l’angoisse envahissent leur espace privé. Les migraines de Romain maintenant de plus en plus fréquentes et d’une inquiétante intensité poussent Emma à l’emmener chez le médecin puis à lui faire passer une IRM. Malgré la fin de leur histoire qu’elle pressent, elle ne parvient pas à s’imaginer sans lui et à le quitter. Mais un jour tout part en vrille tandis que Roxane en pointant l’ordinateur de son père du doigt dira son premier mot : Papa...
   
                                 En vingt-six chapitres, intitulés dans l’ordre de A à Z, Garance Meillon entremêle trois histoires. Celle d’un couple très amoureux qui comme tant d’autres au bout de dix ans de vie commune se délite, celle d’une enfant qui à trois ans ne parle pas sans présenter de troubles physiologiques ce qui bien évidemment fragilise la mère immédiatement soupçonnée de ne pas lui offrir un quotidien assez stimulant et celle d’un artiste frustré qui par pragmatisme, pour entrer dans la norme qui impose à chacun d’être responsable et capable de se sacrifier pour nourrir sa famille, par ambition, par naïveté ou par esprit de revanche, se fait dévorer par le travail. Cette critique du monde du travail au sein d’une société où seuls l’argent et la réussite comptent balayant le besoin de chacun de maîtriser son travail, d’en être fier et d’y trouver du sens, où le professionnel envahit le privé, si elle n’est jamais théorique et directement politique n’en est pas moins ici ultra-présente et montrée du doigt. C’est clairement la promotion de Romain à ce poste de communicant chargé de la fusion qui va déclencher l’effondrement de sa vie familiale et de son couple et symboliquement le sien. Autre détour sociologique intéressant, c’est à travers le quatuor Emma/Romain et Myriam/Vladimir la catégorie sociale des bobos parisiens, leur appartement tellement similaire à celui qui marque la réussite dans les séries, leur vie sociale entre soi, leurs loisirs et leurs escapades si convenus jouant le rôle de marqueur social, l’idée d’une certaine normalité des cadres supérieurs de métropole et l‘omniprésence générationnelle du smartphone et des réseaux sociaux que, non sans humour, l’autrice par petites touches égratigne. Garance Meillon, à partir de ce portrait d’une société ultra-codifiée où le prêt à penser et à formuler régit finalement toutes les relations sociales et affectives, réunit le monde féroce du travail et celui plus feutré du domestique et de la sociabilité, mettant en évidence le besoin d’appartenance et d’identification de l’individu à un groupe, son besoin de reconnaissance par ses pairs et ce faisant son acceptation à terme du diktat des apparences et de l’injonction permanente au consensus et à la normalité. 

Mais ce qui tient ensemble ces sujets et donne toute son originalité à ce roman (qui tire son très beau titre d’une citation citée en exergue de Jean Genet) c’est bien évidemment la question même du langage. Si celui-ci est avant tout la respiration et la nourriture d’Emma qui se bat avec les mots en tant qu’écrivaine et qui sans eux n’existe plus, s’il prend pour Romain la forme de la novlangue codifiée, vidée de sens et dévitalisée qu’il utilise dans son travail de communicant avant qu’il ne finisse par coloniser sa pensée pour devenir son seul moyen d’expression, c’est parce qu’ils ne parlent plus la même langue et que leur amour ne peut plus se dire, que le couple se dérègle entre ces deux êtres autrefois complices et soudain  devenus étrangers l’un pour l’autre. Les histoires d’amour se construisent aussi à travers les mots. Le retard de langage de leur fille Roxane, observatrice silencieuse incapable de formuler un seul mot comme si au sein de son foyer ceux-ci paraissaient insaisissables et dangereux mais capable de reproduire fidèlement la musique choisie par son père comme sonnerie sur ce smartphone qui semble focaliser toute son attention et donc à la fois la détourner d’elle et se substituer à sa présence, nous ramène encore à ce langage par lequel tout peut advenir et auquel tout renvoie. On pourrait aussi ajouter à cette liste leur couple d’amis, Myriam qui par son travail à la radio vit de ses mots et se trouve pour les auditeurs incarnée par sa seule voix et son mari Vladimir qui à travers la langue singulière des tribunaux qu’il pratique lors de ses plaidoiries pousse à son paroxysme le pouvoir des mots sur le réel et sur la vie d’autrui.

Si l’autrice est dotée d’un sens aigu de l’observation, lors de certaines scènes, pour décrire et incarner son couple en crise, elle n’hésite pas à pousser le curseur vers la caricature. Elle aime aussi flirter avec le genre fantastique pour accentuer l’irrationalité de son héroïne et son instabilité qui nous font parfois douter de sa santé mentale, l’étrangeté soudaine du comportement de Romain et l’insondable profondeur du fossé qui les sépare. Cela positionne le lecteur non dans l’empathie avec les personnages mais à leurs côtés au bord du gouffre dans un climat aussi troublant et angoissant que celui où ils se perdent. Pour amener un peu de légèreté à l’ensemble Garance Meillon prend plaisir à disperser en contrepoint des effets comiques et c’est en pied-de-nez avec une fin ouverte et énigmatique que cette farce contre toute attente se termine.        
              
À partir d’une simple histoire de couple ce roman délicieusement paranoïaque esquisse un portrait de notre société contemporaine où la contamination du langage commun par des formules convenues, le jargon managérial et l‘accumulation des mots-valises conduisent à la perte du sens et au délitement de la pensée. « Grâce à ce beau roman, on sait que l’amour meurt quand la langue se dégrade », écrit Sylvain Tesson sur le bandeau du livre. Certes mais La langue de l’ennemi est aussi plus largement une mise en garde jubilatoire, dynamique, sensible et décalée sur le délitement de la pensée et des sentiments qui en découle. Une fable moderne qui assurément mérite lecture.  

Dominique Baillon-Lalande 
(31/01/24)    



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L‘Arpenteur

(Mars 2023)
192 pages - 19 €

Version numérique
13,99 €












Garance Meillon
est écrivaine, scénariste
et réalisatrice.
La langue de l’ennemi
est son quatrième roman.


Bio-bibliographie
sur son site :
www.garancemeillon.fr