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Virginie LINHART


Une sale affaire


Une sale affaire se lit comme une affaire à rebrousse-poil. Son auteure, Virginie Linhart, conte sur une période extrêmement brève l’affrontement avec sa mère et avec le duo que celle-ci forme avec l’ancien compagnon de Virginie Linhart, un certain E., par ailleurs père de leur fille. Vingt ans auparavant, il a déserté le couple en apprenant la grossesse de sa compagne. La paire lui reproche "d’atteinte à la vie privée" lorsque Virginie Linhart s’apprête à publier L’effet maternel, son précédent livre. Tous deux, donc, menacent d’une procédure en référé. « Dans ce texte, j’explorais la relation particulière que ma mère eut avec moi au cours de mon enfance et de mon adolescence, et la façon dont ses choix pesèrent sur mon existence… » Une course contre la montre débute pour notre auteure et consiste à récupérer les témoignages en sa faveur prouvant qu’en matière d’intimité, elle ne s’était rendue coupable de rien, évoquant ce qui était de notoriété publique. « Depuis le jugement et la publication de L’Effet maternel, quatre ans se sont écoulés. Et je n’ai cessé de m’interroger sur l’écriture autobiographique : à qui appartient l’histoire ? C’est à cette question que tente de répondre Une sale affaire. »

Avant ce questionnement, l’auteure reprend l’histoire de la genèse du livre L’effet maternel, dû aux déplacements professionnels de Paul, l’homme qu’elle aime présentement. Elle vit le fait comme l’épreuve pénible d’une séparation (qui n’en est pas une), pleine d’angoisse, une glissade qui la précipite vers la dépression. Pour conjurer le sort : « … je m’étais littéralement jetée dans l’écriture […] je commençais à écrire pour y déposer ce que je n'avais osé confier à personne pas même à Paul. Ce que je gardais enfoui au fond de moi et qui, je le savais secrètement, n'avait rien à voir avec lui. » Elle innove une narration par rapport aux livres précédents. Elle s’implique, délaissant « la collecte des témoignages qui imbriquaient le collectif et le personnel. J'avais rédigé cette histoire à la première personne comme la naufragée s'accroche à une planche de bois… » Avec ce livre, l’auteure reçoit un accueil favorable, illustrant « le récit générationnel des enfants de 68 », avoir sondé le passé pour comprendre le présent, trouvé sa propre voix en matière d’écriture et se libérer de l’influence, voire l’emprise, de sa mère. La mère compte bien faire supprimer soixante-huit pages. C’est toute la substance du livre pour sa fille, cela équivaut à la condamner au silence. « De Vincennes au génocide, il est large le spectre de mes tentatives pour combler les silences. Retrouver les images, les témoins, la parole, la mémoire, c'est le sens de mon travail. Et même lorsque je me place au cœur de cette démarche (comme dans L'effet maternel), l'obsession reste la même : raconter ce qui n'a pas pu être dit. » De plus, le nombre de pages, soixante-huit, est un chiffre symbolique pour Virginie Linhart. Fille de Robert Linhart, un des "protagonistes" de Mai 68 qui a écrit, plus tard, L’établi, et d’une mère non moins iconique qui a revendiqué haut et fort sa façon de vivre, supprimer soixante-huit pages n’était pas chose anodine et ressemblait à un désaveu cinglant.

Faire éditer un récit sur une thématique familiale, maintes fois traitée par d’autres sans provoquer de remous, mais cette fois, contestée par sa mère, est affectivement déchirant et surtout inattendu pour l’auteure « Quarante-huit heures avant le procès, j'ai eu la certitude de ne pas parvenir à surmonter l'épreuve de l'audience si ma mère était présente au tribunal. Je ne l'avais pas informée de ce que j'écrivais, elle souhaitait en obtenir l'interdiction. Avec ce référé nous étions déjà allés très loin dans la voie de l'affrontement, nous pouvions en rester là. » Virginie Linhart s’interroge, bien sûr : « Quelle limite, à ce point intolérable, ai-je franchie ? » d’autant qu’elle a lu nombre d’ouvrages dont le sujet est la famille sans pour autant que ceux-ci aient provoqué à chaque fois un référé. « En définitive c'est toujours la même question qui se pose : à qui appartient l'histoire ? À ceux qui la font ? À ceux qui la vivent ? À ceux qui s'en souviennent ? À ceux qui en souffrent ? À ceux qui en héritent ? À cette litanie de questions la même réponse : tout le monde. » Et Virginie Linhart de conclure qu’une seule version narrative équivaudrait au totalitarisme. La littérature et l’écriture tiennent une place importante dans sa famille. Le livre est sacré, son père y connait une certaine notoriété et par ce biais leur « patronyme commun fait référence dans un cercle plus ou moins large. » Elle cogite et évoque Philip Roth avec lequel elle se sent en désaccord malgré son admiration pour lui, « un écrivain dans la famille, c’est la mort de la famille ». Pour Virginie Linhart au contraire « c’est l’absence de récit qui tue la famille. »

 La suite lui donne raison. « Alors enfin, au tribunal, on a entendu parler de littérature. » L’avocate plaide le droit approprié aux biographies comme celui applicable à L'effet maternel et rappelle le territoire de l’autobiographie. « Ainsi, reprend Me Bigot, après ce rappel des textes, il est clairement établi que la jurisprudence actuelle privilégie la liberté de création littéraire. Elle la défend d'autant plus explicitement lorsqu'il s'agit d'un récit autobiographique qui empiète de façon mécanique sur la vie privée de tiers – sauf à décider d'interdire purement et simplement ce genre littéraire. » Me Bigot apporte d’autres arguments relatifs à l’époque autour des années 68, le droit de critique et celui d’inventaire. « De là à en conclure qu’un procès peut être plus efficace qu'une psychanalyse, c'est un pas que je ne franchirai pas… » signale Virginie Linhart. Quant aux prétentions de E., les arguments présentés sont dirimants et par conséquent non retenus, rien ne permet de l’identifier. Virginie Linhart peut souffler. « J’écris d'où je viens, à partir de ce que j'ai vécu, ressenti, compris ; et je peux me tromper, être contestée, contredite. » Il s’agit donc de l’accord entre la perception objective et la manière dont on la personnifie dans la vie qui importe. « La vérité c’est la subjectivité » disait déjà Kierkegaard.

Virginie Linhart souligne ne pas écrire pour « emmerder » sa famille, mais pour mettre des mots sur ce qui n’a pas pu être dit ou entendu. Au cours de la séance de référé concernant L’effet maternel, elle est soulagée d’entendre un des avocats plaider l’amour de l’auteure pour sa mère.  Mais, « Comment raconter sans agresser ? Comment dire sans décrire ? »  La littérature est affaire de subjectivité, de souvenirs personnels, d’interprétations. Dès qu’il y a littérature, il y a fiction et donc une part de subjectivité pour Virginie Linhart. Quel qu’en soit le récit, l’important, dans ce type de narration, est de ne pas renoncer à écrire tout en évitant de porter atteinte à la vie privée et de ne pas être diffamatoire. Cependant, le rapport filial s’effrite. Au cours du référé la mère est désignée par des bouts de phrases de manière crue. Entendre sa mère jugée de cette façon blesse aussi l’auteure. Le plaidoyer défendant L’effet maternel, pense-t-elle, doit vraisemblablement la heurter, la blesser et l’offenser. « A-t-elle pour autant le droit d'en interdire la publication ? » surtout quand une mère choisit le parti de l’homme qui a quitté sa fille. La maman sort du tribunal « comme s'il ne s'était rien passé », c’était vraiment Une sale affaire pour Virginie Linhart, au goût amer, « … cette épreuve du procès agit en moi telle une bombe à fragmentation dont les impacts se propagent, continuent de creuser leurs trous bien après l'heureux dénouement. »

Michel Martinelli 
(31/01/24)    



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Flammarion

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Virginie Linhart
est réalisatrice de documentaires et autrice de plusieurs ouvrages.

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