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Alexis DE MOULLIAC

La descente à la plage


Dario, misanthrope notoire, vient tous les ans s'isoler dans le calme familier d'un hôtel à Panarea, la plus petite île de l'archipel éolien devenue grâce à ses plages noires, ses boues thermales et sa vie nocturne l'une des destinations les plus célèbres du tourisme national et international. La jet-set venue pour fuir la jet-set y a ses habitudes de calme pour les plus vieux et de nuits festives pour la jeunesse dorée. Lui y était déjà venu enfant notamment l’année des méduses, où lors d’une baignade en mer parmi les petites méduses violettes qui se « laissent flotter fragiles et venimeuses » son père  a disparu sans retour. Quand on meurt en mer, donc sans sépulture, on ne va nulle part. Ni aux Champs Élysées, ni au Tartare. On ne traverse tout simplement pas, a découvert Dario encore enfant dans un livre.
L’année du récit, l’homme fuyant les grands hôtels de luxe a réservé une chambre simple au calme avec pour consigne de ne le déranger sous aucun prétexte, même pas pour le ménage. Quand ce matin-là il se réveille les idées embrumées et la langue pâteuse dues à de probables excès la veille qui ne lui ont laissé aucun souvenir, il a très soif. Les cadavres de bouteilles qui l’entourent s’avèrent désespérément vides, le mini-frigo dramatiquement désertique, et quand, par défaut, il se tourne vers le robinet du lavabo pour étancher sa soif, il n’en tire pas le moindre filet d’eau. La réception ne répondant pas à son appel il se résout à sortir de sa chambre pour s’en procurer. Sans croiser âme qui vive il se dirige vers la petite épicerie du bout de la rue où une pancarte informe la clientèle de sa réouverture dans une heure. Sur place, un enfant inconnu de lui, appartenant sans doute à la population locale et dans l’espoir probable de quelques  pièces lui propose son aide. C’est mal connaître Dario qui refuse avec brusquerie la proposition de Virgilio et lui tourne ostensiblement le dos pour se diriger vers la deuxième épicerie à proximité quand le gamin l’informe de l’inauguration le jour même d’un centre de SPA (soins esthétiques et remise en forme à l'aide de l'hydrothérapie) sur la plage qui devrait pouvoir lui offrir ce qu’il recherche.Le bord de mer est pour Dario, on s’en doute, un endroit totalement tabou depuis l’accident. « S’il y a une chose que je déteste encore plus que les enfants, ce sont les plages » se dit-ilagacé en lui tournant le dos pour se traîner à la deuxième épicerie de l’île sans l’écouter. L’homme qui a de plus en plus soif doit alors constater que Virgilio avait raison d’exprimer des doutes sur son choix car c’est bien contre un rideau baissé qu’il bute. Ne lui reste alors qu’à espérer qu’un des bars, hôtels ou pensions qu’il a un temps fréquentés aient des réserves et qu’il pourra enfin s’y abreuver. Mais qui est donc cet étrange garçon qui l’accompagne et dont il ne sait s’il le surveille ou le guide ? se demande Dario. « Tu apparais de nulle part, tu sais les choses avant qu’elles n’arrivent, en plus tu ne parles même pas comme un vrai enfant. Et puis ton obsession de la plage, là, d’où ça sort ? Je suis fatigué de ne pas comprendre. Donc je n’irai pas plus loin si je n’ai pas de réponses. » Au long de cette frénétique quête d’eau, alors que Virgilio continue à le suivre comme son ombre, Dario de plus en plus déboussolé et stressé laisse le film de sa vie, ses souvenirs et ses regrets défiler. Cet habitué des lieux ne s’est jamais intéressé au pouvoir et à la rivalité des matrones qui tiennent en main hôtels et auberges et sur lesquelles repose pour cela l’économie de l’île. Lui indifférait tout autant le sort de la serveuse à la plantureuse poitrine qui complétait son service en salle par un autre plus lucratif en chambre, dont il avait du reste à l’occasion profité. Cela suffit-il à expliquer la relative froideur avec laquelle les différentes figures féminines chez qui il espère pouvoir se réhydrater l’accueillent et leur apparente mauvaise grâce à le satisfaire ? Le seul élément masculin croisé sur son chemin sera Guido, un ancien compagnon de fêtes devenu au fil des ans un incorrigible joueur de cartes dit « aux mains d'argent » en référence au gant de maille que le pêcheur utilise pour la pêche aux oursin. Un fantôme de cette vieille garde qui occupe les casinos avec son sac de pièces (…) qui mise tout sur une couleur à la roulette et qui perd systématiquement sa mise mais jamais l’espoir, aveugle à toutet tous ceuxqui sont extérieurs à cette passion dévorante. Ne pouvant rien en tirer, Dario, ignorant que le bateau citerne qui approvisionne ordinairement l’île en eau potable a subi une avarie qui retarde sa livraison, reprend sa quête…

               Si Alexis de Moulliac nous offre un tableau discrètement satirique du tourisme de luxe en prenant pour cadre de son roman l’île de Panarea en particulier, il aborde plus spécifiquement son impact social et écologique sur l’environnement et les populations des destinations concernées. À l’aune de la scène de La descente à la plage où un manque d’eau douce temporaire parvient en quelques heures à pousser certains à s’étriper pour s’approprier les dernières bouteilles ou canettes encore disponibles dans un magasin, il nous alerte aussi sur la vulnérabilité de nos sociétés contemporaines qui menacées de pénuries d’eau aggravées, répétées et généralisées à l’avenir pourraient vite sombrer dans la violence et le chacun pour soi.

Dario, égocentrique et misanthrope, est un personnage complexe et ambigu. L’héritier façonné par son milieu et l'argent est aussi un individu à la jeunesse brisée personnellement et durablement, non seulement par la disparition de son père mais aussi par le rôle qu’il pense y avoir joué et la culpabilité qui depuis lui colle à l’âme. En lui faisant durant cette quête d’eau potable revisiter sa vie, l’auteur nous montre en quelque sorte l‘envers du décor, ce qui se cache derrière l’assurance de façade de ce loup solitaire et arrogant, ses faiblesses, le vide d’une existence empêchée et privée de sens, les fantômes, les angoisses, la lâcheté, la culpabilité, qui en vieillissant ont tout abîmé.

Mais il semble que l’essentiel dans La descente à la plage est à chercher ailleurs, dans le récit onirique plein de mystère qui enveloppe ce héros confronté à son destin et condamné dans un mouvement perpétuel à revivre éternellement le même cauchemar. C’est à partir de là dans un enfer structuré en neuf cercles comme l’a décrit par Dante Alighieri dans la première partie de « La divine comédie » et plus particulièrement vers le dernier cercle de l’entonnoir au plus près de Lucifer que l’écrivain fait descendre son personnage. « Je comprends enfin mes dernières rencontres. Mes souvenirs grossis de chaque personnage m’ayant marqué ici. La reconstitution est presque parfaite. »
Au loin, le Stromboli éructe son petit crachin de lave habituel et fait planer comme une menace diffuse sur le roman. Le lecteur lui, bousculé par ces fréquents allers-retours entre mythes et réalités, pénètre non sans inquiétude dans cette Descente à la plage hantée par des méduses venimeuses et des gorgones plus fatales encore qui ont le pouvoir de pétrifier ceux qui les regardent, jusqu’à ce qu’un final ambigu et lyrique vienne clore cette troublante exploration aussi intime qu’intemporelle et universelle de façon fort inattendue. 

Dans ce récit ramassé sur une seule journée avec une écriture fluide et dynamique s’entremêlent de nombreuses insertions littéraires ou mythologiques ainsi qu’un long poème dont les premiers vers sont :
J’accepte comme Caravage de mêler le clair et l’obscur
De répandre ma tristesse dans la vaste mer sans cœur
D'inutiles larmes d'argent, sans éclat, dans la noirceur.
L’auteur franco-italien au-delà de tout affect et toute rationalité réussit à rendre palpable l’étrange errance physique et existentielle de son héros et c’est en augmentant graduellement l’intensité des interrogations et angoisses de Dario et en accélérant la fréquence de ses crises qu’il mène son personnage au-dessus du gouffre. C’est cette incroyable montée en force, cette orchestration crescendo du drame qui finit définitivement par emporter le lecteur à ses cotés sur ce fil tendu entre la plage paradisiaque d’une des plus petites îles éoliennes et l’enfer de Dante que Gustave Doré sera le premier à illustrer en 1855 d’une série de planches devenus inoubliables pour beaucoup d’entre nous. 

Ce premier roman, hommage d’Alexis de Moulliac à son père et à l’Italie, irradié par la beauté naturelle de cette île de la mer Tyrrhénienne écrasée par le soleil, animé par de beaux portraits, transcendé par une érudition certaine et un goût prononcé pour l’étrangeté et le fantastique est initialement déroutant. Il constitue un écho intéressant à La divine comédie, ce voyage imaginaire où Dante (cet autre italien mort en 1321) entremêlant mythe et réalité en une aventure terrifiante à travers l’enfer, le purgatoire et le paradis expose la violence de son époque en y mettant en scène l’effroyable humanité. La descente à la plage est assurément un livre audacieux, singulier, aussi profond qu’énigmatique sur notre époque qui mérite lecture.

Dominique Baillon-Lalande 
(08/04/24)    



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Lectures







Alexis DE MOULLIAC, La descente à la plage
Buchet-Chastel

(Janvier 2024)
160 pages - 17 €

Version numérique
11,99 €













Alexis de Moulliac
travaille dans les nouvelles technologies et l'intelligence artificielle.
La Descente à la plage
est son premier roman.