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Julie CAYEUX

Tu refusais de l’appeler Ogre


Lisa a vécu pendant cinq ans sous l’emprise d’un homme redoutable qu’elle a mis longtemps à vraiment considérer comme un monstre.
« Devant les autres, Ogre savait jouer le père modèle à la perfection. Il lui arrivait même de feindre un regard amoureux, il incarnait à merveille le compagnon prévenant. Devant les autres, Ogre pouvait te dessiner un geste d'affection avant de te briser en douce. Il était doué pour soigner les apparences. Personne ne s'est jamais douté de rien. »
C’est tout le problème avec ce type de prédateur, cette double personnalité qui fait illusion à l’extérieur et capable du pire en privé.

Julie Cayeux nous permet d’accompagner Lisa depuis sa naissance jusqu’à l’âge adulte, sa rencontre avec un prince charmant, la naissance d’un enfant, les années d’emprise et sa libération du monstre.

Outre la force de l’écriture, la réussite du roman tient aussi à l’originalité du choix du narrateur qui, comme la petite voix du Grillon Parlant de Pinocchio, s’efforce de lui faire voir la réalité en face et de l’aider à supporter les épreuves et les souffrances. Ici, pas de grillon mais un escargot !
« C'est à l'âge de six ans que tu m'as dévoré. À cette époque, ton père souffrait de lubies culinaires. […] Ce jour-là, il s'est empressé d'acheter une colonie d'escargots bien frais. Et plouf, il nous a fait bouillir dans la casserole, en sifflotant. […] Ce soir-là, ton assiette est devenue un cimetière. Tu m'as extirpé de ma coquille avant de me fourrer dans ta bouche. En dépit des spasmes et de la nausée, ta mastication a été lente, appliquée. Non, tu ne m'as pas recraché. J'ai glissé dans ta gorge jusqu'à ton estomac. […] Au lieu de me dissoudre dans les confins de ton système digestif, je me suis glissé dans ta tête, pas loin du troisième œil. La première chose que je t'ai marmonné, c'est que tu avais bien fait de me manger. Je logerai en toi pour l'éternité. »

Malheureusement, les conseils de l’escargot ne suffisent pas toujours pour éviter les mauvais choix, les illusions et les espoirs. Face aux humiliations, aux insultes et aux coups, Lisa pense toujours qu’elle se trompe, que c’est une mauvaise passe, qu’avec un peu de compréhension et de tendresse elle pourra faire que l’ogre redevienne prince charmant.

Jusqu’au jour où le rêve n’est plus possible et que le cauchemar a tout envahi. Là, trop c’est trop ! Alors elle va réagir fermement et efficacement. Au commissariat, elle est persuadée qu’on ne va pas l’aider mais elle a la chance d’être entendue par une policière concernée et convaincue, qui « a cousu dans ses yeux une flamme » et qui dit que « les violences faites aux femmes, c’est le combat qu’elle s’est choisi. Voilà pourquoi elle a revêtu cet uniforme. » 
C’est déjà une chance mais la suite est plus difficile. Les confrontations, les mensonges de l’ogre, la lenteur de la justice, l’incohérence des expertises aux résultats contradictoires.
« "Parole crédible de l'accusé. Calme, intelligent, ouvert aux échanges et dont les valeurs fortes sont la famille et la curiosité intellectuelle. Le mis en examen ne présente aucun caractère dangereux." Pas étonnant qu'Ogre parvienne, même dans ces circonstances, à faire bonne impression. Elle n'oubliera jamais l'arrogance des experts psychiatriques. »

L’escargot l’aide à survivre et elle échappe à la longue liste des féminicides. Grâce aux mots, elle peut affronter le passé, extérioriser son amertume et sa souffrance, partager sa révolte, encourager les rebellions, combattre le silence, l’isolement et la solitude.

Voilà un texte nécessaire et salutaire, dont on ne ressort pas indemne et qui exhorte à une meilleure prise en compte de la voix des femmes, pour que les victimes soient entendues, écoutées, défendues, protégées contre leur prédateur qui souvent revient terroriser sa proie et poursuivre le harcèlement jusqu’à la mort.

Un texte important et efficace grâce à une écriture forte et imagée, tendre et violente, compréhensive et révoltée, exprimant à merveille ce que la narratrice ressent, l’espoir et la souffrance, parfois naïve toujours déçue, face à un monstre si beau et gentil en public qu’elle pense souvent s’être méprise sur sa cruauté en privé.

« Les histoires tristes ont un rôle à jouer, c'est pour cela qu'il faut les raconter. Ogre a sous-estimé sa force, il n'a pas pu l'écrabouiller. N'importe quel escargot vous le dira : avec son propre mucus, on peut se réparer.

Serge Cabrol 
(17/04/24)    



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Julie CAYEUX, Tu refusais de l’appeler Ogre
Atelier de l'Agneau

(Mars 2024)
88 pages - 18 €













Juie Cayeux
autrice, clown et comédienne, est directrice de la Maribell Cie.


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