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Rose museau se situe dans un temps indéterminé où il y avait encore des cuisinières à pétrole mais déjà des frigos, des tables de cuisine en formica, des tortillons attrape-mouches, des rideaux à lamelles en plastique coloré aux portes et des attractions animalières sur la place du marché d’une ville jamais nommée mais dotée d’un métro dont la banlieue avait conservé des airs de campagne. C’est là qu’Urbain, le dresseur de rats, vient montrer ses « artistes ». Au son de sa guimbarde, à trois mètres de hauteur, « cinq rats entamèrent sur la plateforme une curieuse chorégraphie qui s'ouvrit sur une ronde, puis le premier tourna sur lui-même avant de sauter par-dessus les quatre autres arc-boutés côte à côte, en appui sur le museau et les pattes arrière. La figure achevée, les rats firent le tour de la plateforme pour finir assis comme des enfants jouant à la chandelle ». C’est alors qu’intervient le clou de son spectacle avec la performance d’un Rattus-rattus gros rat gris à nez rose spectaculaire par sa taille et sa souplesse, qui se lance dans une « triple pirouette renversée amorcée par un pivot espagnol et terminé par une double roue vrillée » devant un public stupéfait qui applaudit avec ferveur. Chaque semaine sur la place le dresseur retrouve le vieux père Mistol, l’oiseleur qui fait chanter ses canaris, perruches et perroquet colorés en chœur, et Bouffre, le riche montreur de chats aussi prétentieux que ses félins hypocrites pomponnés qui touchent si facilement le cœur des petits et des grands. La cohabitation entre les volatiles, les félins et les rongeurs, on s’en doute, n’est pas toujours harmonieuse. Avant d’être dresseur de rats, Urbain, le quarantenaire qui a grandi dans une masure auprès d’une vieille tante vivotant de ses chèvres et de la vente de ses fromages, avait longtemps rêvé plus jeune de voyager en zigzag en prenant son temps. Mais, au décès brutal de sa tante affectueuse, sans que le grand adolescent solitaire et introverti s’en aperçoive, un étrange rôdeur venu de la ville entreprend de cultiver la peur des maladies que les chèvres pourraient transmettre, dénonce les odeurs émanant de la fromagerie, son supposé manque d’hygiène, sa vétusté voire son insalubrité et multiplie les ragots les plus invraisemblables sur cette femme simple, aimable et discrète venue de Bretagne il y a plusieurs décennies pour y travailler. En la travestissant en possible jeteuse de sorts ce manipulateur comptait bien parvenir à discréditer aussi le neveu de la sorcière jusqu’à ce que la population pour se protéger le chasse du village. À défaut de trouver un titre de propriété au nom de la tante et contre la promesse d’éliminer promptement ces maudites chèvres, la collectivité ferait don de la bergerie et sa masure attenante au sinistre individu. L’affaire fut conclue. Dans cette étonnante fable animalière dont les rats sont les vedettes, au-delà des félidés et volatiles du marché le lecteur croisera aussi de pauvres chèvres suspectées de tous les maux, une rainette verte qui grimpe à l’échelle, des vaches de toutes races qui finissent toutes en beefsteak, des mouches traquées ou assassines, des serpents, chauves-souris venus s’infiltrer dans la discussion conviviale entre les deux hommes, sans oublier le cochon qui pourrait se cacher derrière l’homme au tablier de cuir quand il reluque Belette. « Qu’est-ce qu’il lui veut à cette petite, se demande Modard, pas loin d’adjoindre le cochon à la ménagerie. » N’attendez pas de Rose museau qu’il vous fasse découvrir l’organisation sociale de ces rongeurs omnivores dont la queue est nue, les dents tranchantes et le museau rose pointu. Ce ne sont pas les rats en tant que tels qui intéressent Jean-Pierre Ancèle mais le rat comme collectif stigmatisé par l’homme car considéré comme nuisible, dangereux, sale, agressif et vecteur de maladies et qui n’offre d’intérêt que pour sa fourrure ou comme cobaye. Il veut donc les montrer sous un autre jour à travers leur interaction et dans leur relation avec l’éleveur-dresseur. Urbain est un éleveur responsable qui offre à ses bêtes de bonnes conditions de vie (espace, nourriture), régule les naissances pour ne pas avoir de cages surpeuplées et relâche dans la nature ceux qu’il ne peut garder (trop vieux, trop de mâles…) plutôt que de les éliminer ou les vendre aux fourreurs ou aux labo même quand la recette est maigre. Il veille seulement au renouvellement de ses troupes. Le rat étant un animal qui vit en clan familial structuré, il a organisé son vaste espace en conséquence pour qu’ils puissent y vivre pleinement. Le dresseur ensuite choisi les plus doués, les entraîne, les fait travailler par roulement, et pour parvenir à ses fins il bannit les coups ou privations pour miser sur leurs qualités physiques et leur intelligence. Pour cela il les a longtemps observés, a appris à comprendre leurs goûts et leurs réactions. On pourrait dire de lui qu’il est un bon exemple d’employeur respectueux de ses employés ou d’agriculteur qui aime ses bêtes. De ce collectif harmonieux acteur de cette histoire émerge bien évidemment l’intrus, Rattus-rattus. Il est le seul à ne pas être né sur place et surtout c’est un rat observateur et philosophe en plus d’être un acrobate surdoué, un animal magique issu d’un conte si proche des êtres humains que la petite Belette peut converser avec lui et que l’auteur lui permet régulièrement de prendre la parole pour nous livrer ses confidences ou ses commentaires en italique dans le texte. Un belle trouvaille qui en fait aux côtés d’Urbain le deuxième personnage principal du roman. Urbain, le dresseur autour duquel se construit cette histoire est un garçon naïf, gentil et rêveur élevé par une femme pauvre mais affectueuse et gaie, qui se transforme en un adulte modeste, pauvre mais honnête travailleur, positif et obstiné. Un homme qui esquive tout affrontement, pointilleux sur les conjugaisons et doublé d’un artiste qui s’ignore. Modard, l’acrobate malchanceux qui à cause d’une mouche a tout perdu et ne rêve que de retrouver ce monde du cirque qui est toute sa vie est comme Urbain un être simple mais sensible, fêlé par la vie mais qui s’accroche à ses rêves. De Belette atteinte du syndrome de Peter Pan (immaturité physique et émotionnelle) nous n’avons qu’un âge approximatif qui irait de treize à quinze ans quand elle en paraît dix. Son innocence lui fait aimer la vie, Urbain, Modard, Moinet, ce marchand de couleurs et bricoleur de génie, sympathique et serviable, dont elle aime le fourre-tout, qui lui raconte des histoires et joue avec elle aux puces. Le seul dont elle se méfie est le voisin qui pue (Monpro) qu’elle soupçonne d’être responsable de la disparition de Félie, cette maman de remplacement dont l’absence lui pèse infiniment. C’est d’ailleurs lui qui, auteur de plusieurs coups tordus envers l’un ou l’autre des protagonistes de Rose museau, tient ici le rôle de l’authentique méchant dont le seul bonheur est de provoquer le malheur des autres. Parmi ceux qui habitent cette histoire, le concierge, ancien Hercule de foire fier de sa force, admiré et craint jusqu’à ce qu’un jaloux fasse circuler une rumeur infondée de pédophilie qui détruira instantanément sa réputation et sa carrière le condamnant à finir sa vie cloué à son fauteuil à se faire engueuler par sa femme pour cette pipe bourrée faute de moyen d’un mélange de tabac et de petits bouts de carton qui empeste la loge, est un personnage secondaire digne d’un roman populaire de la fin du dix-neuvième ou d’un film réaliste en noir et blanc de Michel Audiard. Le récit de ces vies entremêlées, hommes et bêtes, campagnards simples et reclus ou travailleurs pauvres de la ville, saltimbanques de foire, de cirque, des places ou des rues, tous ces personnages populaires d’un autre temps sont des marginaux ou des exclus avec lesquels il serait facile de retrouver dans notre XXIe siècle des correspondances. Entre les lignes parfois ou derrière un mot choisi à la place d’un autre se glisse habilement une discrète attaque des préjugés, des stigmatisations de toute nature, des rumeurs assassines et de la misère rampante. Et si la fantaisie, l’imaginaire et les dialogues savoureux, caustiques, loufoques et gouailleurs positionnent Rose museau du côté du rire et non de la douleur affichée du monde, du rêve et non du cauchemar, l’émotion s’invite également avec pudeur et respect au rendez-vous. Sous une couverture pleine d’humour, Jean-Pierre Ancèle nous offre un roman burlesque à la forme inventive, au souffle généreux, habité par des personnages hauts en couleur qui nous accompagnent longtemps. Dominique Baillon-Lalande (02/04/24) |
Sommaire Lectures Fugue (Janvier 2024) 232 pages - 18 € Version numérique 13,99 € Jean-Pierre Ancèle Rose museau est son deuxième roman après Le rendez-vous des Pas-Pareils (Phébus, 2022). |
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