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Jean-Pierre ANCÈLE

Rose museau

Rose museau se situe dans un temps indéterminé où il y avait encore des cuisinières à pétrole mais déjà des frigos, des tables de cuisine en formica, des tortillons attrape-mouches, des rideaux à lamelles en plastique coloré aux portes et des attractions animalières sur la place du marché d’une ville jamais nommée mais dotée d’un métro dont la banlieue avait conservé des airs de campagne. C’est là qu’Urbain, le dresseur de rats, vient montrer ses « artistes ». Au son de sa guimbarde, à trois mètres de hauteur, « cinq rats entamèrent sur la plateforme une curieuse chorégraphie qui s'ouvrit sur une ronde, puis le premier tourna sur lui-même avant de sauter par-dessus les quatre autres arc-boutés côte à côte, en appui sur le museau et les pattes arrière. La figure achevée, les rats firent le tour de la plateforme pour finir assis comme des enfants jouant à la chandelle ». C’est alors qu’intervient le clou de son spectacle avec la performance d’un Rattus-rattus gros rat gris à nez rose spectaculaire par sa taille et sa souplesse, qui se lance dans une « triple pirouette renversée amorcée par un pivot espagnol et terminé par une double roue vrillée » devant un public stupéfait qui applaudit avec ferveur. Chaque semaine sur la place le dresseur retrouve le vieux père Mistol, l’oiseleur qui fait chanter ses canaris, perruches et perroquet colorés en chœur, et Bouffre, le riche montreur de chats aussi prétentieux que ses félins hypocrites pomponnés qui touchent si facilement le cœur des petits et des grands. La cohabitation entre les volatiles, les félins et les rongeurs, on s’en doute, n’est pas toujours harmonieuse.

Avant d’être dresseur de rats, Urbain, le quarantenaire qui a grandi dans une masure auprès d’une vieille tante vivotant de ses chèvres et de la vente de ses fromages, avait longtemps rêvé plus jeune de voyager en zigzag en prenant son temps. Mais, au décès brutal de sa tante affectueuse, sans que le grand adolescent solitaire et introverti s’en aperçoive, un étrange rôdeur venu de la ville entreprend de cultiver la peur des maladies que les chèvres pourraient transmettre, dénonce les odeurs émanant de la fromagerie, son supposé manque d’hygiène, sa vétusté voire son insalubrité et multiplie les ragots les plus invraisemblables sur cette femme simple, aimable et discrète venue de Bretagne il y a plusieurs décennies pour y travailler. En la travestissant en possible jeteuse de sorts ce manipulateur comptait bien parvenir à discréditer aussi le neveu de la sorcière jusqu’à ce que la population pour se protéger le chasse du village. À défaut de trouver un titre de propriété au nom de la tante et contre la promesse d’éliminer promptement ces maudites chèvres, la collectivité ferait don de la bergerie et sa masure attenante au sinistre individu. L’affaire fut conclue. 
Urbain s’en est donc allé à la grande ville découvrir le métro puis, par manque d’argent pour poursuivre sa route il y loua ses bras à qui en avait ponctuellement besoin. C’est le hasard d’une cave où il se glissait la nuit pour dormir auprès des rats qui les lui fit mieux connaître et là que la fille des concierges qui venait y remplir son seau de charbon le découvrit. L’amour s’en mêlant, elle ne le dénonça que des mois plus tard lorsqu’elle se retrouva enceinte. Quand après l’accouchement le concierge vint le chasser de la cave comme il l’avait été autrefois de sa maison, ce fut en lui mettant dans les bras un couffin où le nouveau-né dormait. Il assuma et décida de retourner sur ses pas pour demander à Félie, vieille amie de sa tante et voisine qui l’avait vu grandir, si elle acceptait de s’occuper de l’enfant pendant que lui chercherait un travail fixe en ville pour pourvoir à leurs besoins. La généreuse Félie accepta de bon cœur. C’est ainsi qu’il exercera successivement des années durant le métier d’homme-sandwich, de planteur de clous pour délimiter les passages-piétons ou de planton médical pour gérer le flot des clients devant les cabines de syphilographie à une époque où la syphilis posait un vrai problème de santé publique. Vers les treize ans de la petite, il revint définitivement vivre près d’elle avec quelques économies, ses deux premiers rats dans ses poches et plein d’idées de spectacles dans la tête dont il espérait tirer assez d’argent pour leur permettre de survivre. Sur place le sinistre personnage qui l’avait autrefois fait expulser, qui inquiétait toujours autant Félie et terrifiait la petite Paulette surnommée Belette, avec son vieux tablier en cuir plein de tâches suspectes et ses lunettes yeux-de-guêpe accepta de leur louer la masure qu’il n’occupait plus depuis qu’il avait remplacé la bergerie par un grand hangar solide où il se barricadait jour et nuit tandis qu’une épaisse fumée s’en échappait empestant l’atmosphère. S’il se confirma être un propriétaire envahissant et odieux, la vaste cave de la maison offrait au dresseur l’endroit discret dont il avait besoin pour installer son élevage de rats et donner à ses artistes de bonnes conditions pour s’entraîner et apprendre de nouveaux numéros. Félie, qui souhaitait finir sa vie dans sa Bretagne natale, disparut peu après sans un adieu. Sa petite protégée qui en fut profondément meurtrie ne parviendrait jamais, malgré les cartes postales que celle-ci lui envoyait régulièrement, à accepter cette version du départ volontaire. Enfin, un jour, un Rattus-rattus se présenta devant la maison avec une démonstration très convaincante de ses talents comme pour prier Urbain de l’engager pour son spectacle. Ébloui par cette prestation et le comportement de cet animal hors du commun, celui-ci conscient de l’apport qu’il pourrait apporter à ses numéros lui ouvrit bien volontiers la trappe de sa cave. Cet acrobate surdoué doublé d’une intelligence stupéfiante sut immédiatement s’intégrer et se faire apprécier par ses congénères mâles et femelles au point d’en devenir le chef de troupe, émerveilla le père et le fille et fit substantiellement grimper les recettes du spectacle de la place du marché.
 
Mais voilà que six mois plus tard, tandis qu’Urbain présentait la première partie de son spectacle, l’animal se serait discrètement éclipsé de sa cage pour, en l’absence de Bouffre parti soulager sa prostate, mordreet infliger les pires outrages aux chats attachés à leur banc, lui raconta Mistol. Le dresseur de rats qui de dos n’a rien vu de cette attaque éclair ne peut que constater lui-même l’aspect piteux et l’agitation des chats aux miaulements aussi désespérés que furieux. Alors, après avoir vérifié que Rattus était revenu dans sa cage, Urbain abrège son numéro, fait redescendre ses danseuses de la plateforme et rembarque tout son petit monde avant le retour du vendeur de chats. Depuis, perplexe et inquiet que cet acrobate de génie ne soit un chat-vengeur (justicier vengeant sa race persécutée par les chats), le dresseur attache le coupable dans sa cage et n‘ose plus le laisser sortir. C’est donc un numéro tronqué qu’il présente au marché, décalé d’une heure pour ne pas risquer de croiser Bouffre, avec de ce fait une chute inquiétante de ses recettes. C’est dans ce contexte qu’un mois plus tard un certain Modard, trapéziste de métier au chômage suite à la mort de sa partenaire et épouse, vient complimenter avec enthousiasme Urbain sur sonnuméroimpeccablement réglé. Ne souhaitant pas s’attarder au marché, le dresseur propose donc à l’homme de monter dans sa camionnette pour échanger plus tranquillement. Comme l’admirateur n’est ni un fourreur ni un pourvoyeur de cobayes pour les laboratoires, une certaine intimité finit par se créer entre le conducteur et son passager et une fois arrivé chez lui Urbain invite son admirateur à continuer la conversation devant un verre de blanc. C’est là dès lors que l’histoire va se poursuivre et prendre une autre tournure…

       Dans cette étonnante fable animalière dont les rats sont les vedettes, au-delà des félidés et volatiles du marché le lecteur croisera aussi de pauvres chèvres suspectées de tous les maux, une rainette verte qui grimpe à l’échelle, des vaches de toutes races qui finissent toutes en beefsteak, des mouches traquées ou assassines, des serpents, chauves-souris venus s’infiltrer dans la discussion conviviale entre les deux hommes, sans oublier le cochon qui pourrait se cacher derrière l’homme au tablier de cuir quand il reluque Belette. « Qu’est-ce qu’il lui veut à cette petite, se demande Modard, pas loin d’adjoindre le cochon à la ménagerie. » N’attendez pas de Rose museau qu’il vous fasse découvrir l’organisation sociale de ces rongeurs omnivores dont la queue est nue, les dents tranchantes et le museau rose pointu. Ce ne sont pas les rats en tant que tels qui intéressent Jean-Pierre Ancèle mais le rat comme collectif stigmatisé par l’homme car considéré comme nuisible, dangereux, sale, agressif et vecteur de maladies et qui n’offre d’intérêt que pour sa fourrure ou comme cobaye. Il veut donc les montrer sous un autre jour à travers leur interaction et dans leur relation avec l’éleveur-dresseur.  Urbain est un éleveur responsable qui offre à ses bêtes de bonnes conditions de vie (espace, nourriture), régule les naissances pour ne pas avoir de cages surpeuplées et relâche dans la nature ceux qu’il ne peut garder (trop vieux, trop de mâles…) plutôt que de les éliminer ou les vendre aux fourreurs ou aux labo même quand la recette est maigre. Il veille seulement au renouvellement de ses troupes. Le rat étant un animal qui vit en clan familial structuré, il a organisé son vaste espace en conséquence pour qu’ils puissent y vivre pleinement. Le dresseur ensuite choisi les plus doués, les entraîne, les fait travailler par roulement, et pour parvenir à ses fins il bannit les coups ou privations pour miser sur leurs qualités physiques et leur intelligence. Pour cela il les a longtemps observés, a appris à comprendre leurs goûts et leurs réactions. On pourrait dire de lui qu’il est un bon exemple d’employeur respectueux de ses employés ou d’agriculteur qui aime ses bêtes. De ce collectif harmonieux acteur de cette histoire émerge bien évidemment l’intrus, Rattus-rattus. Il est le seul à ne pas être né sur place et surtout c’est un rat observateur et philosophe en plus d’être un acrobate surdoué, un animal magique issu d’un conte si proche des êtres humains que la petite Belette peut converser avec lui et que l’auteur lui permet régulièrement de prendre la parole pour nous livrer ses confidences ou ses commentaires en italique dans le texte. Un belle trouvaille qui en fait aux côtés d’Urbain le deuxième personnage principal du roman.

Urbain, le dresseur autour duquel se construit cette histoire est un garçon naïf, gentil et rêveur élevé par une femme pauvre mais affectueuse et gaie, qui se transforme en un adulte modeste, pauvre mais honnête travailleur, positif et obstiné. Un homme qui esquive tout affrontement, pointilleux sur les conjugaisons et doublé d’un artiste qui s’ignore. Modard, l’acrobate malchanceux qui à cause d’une mouche a tout perdu et ne rêve que de retrouver ce monde du cirque qui est toute sa vie est comme Urbain un être simple mais sensible, fêlé par la vie mais qui s’accroche à ses rêves. De Belette atteinte du syndrome de Peter Pan (immaturité physique et émotionnelle) nous n’avons qu’un âge approximatif qui irait de treize à quinze ans quand elle en paraît dix. Son innocence lui fait aimer la vie, Urbain, Modard, Moinet, ce marchand de couleurs et bricoleur de génie, sympathique et serviable, dont elle aime le fourre-tout, qui lui raconte des histoires et joue avec elle aux puces. Le seul dont elle se méfie est le voisin qui pue (Monpro) qu’elle soupçonne d’être responsable de la disparition de Félie, cette maman de remplacement dont l’absence lui pèse infiniment. C’est d’ailleurs lui qui, auteur de plusieurs coups tordus envers l’un ou l’autre des protagonistes de Rose museau, tient ici le rôle de l’authentique méchant dont le seul bonheur est de provoquer le malheur des autres. Parmi ceux qui habitent cette histoire, le concierge, ancien Hercule de foire fier de sa force, admiré et craint jusqu’à ce qu’un jaloux fasse circuler une rumeur infondée de pédophilie qui détruira instantanément sa réputation et sa carrière le condamnant à finir sa vie cloué à son fauteuil à se faire engueuler par sa femme pour cette pipe bourrée faute de moyen d’un mélange de tabac et de petits bouts de carton qui empeste la loge, est un personnage secondaire digne d’un roman populaire de la fin du dix-neuvième ou d’un film réaliste en noir et blanc de Michel Audiard.

Le récit de ces vies entremêlées, hommes et bêtes, campagnards simples et reclus ou travailleurs pauvres de la ville, saltimbanques de foire, de cirque, des places ou des rues, tous ces personnages populaires d’un autre temps sont des marginaux ou des exclus avec lesquels il serait facile de retrouver dans notre XXIe siècle des correspondances. Entre les lignes parfois ou derrière un mot choisi à la place d’un autre se glisse habilement une discrète attaque des préjugés, des stigmatisations de toute nature, des rumeurs assassines et de la misère rampante. Et si la fantaisie, l’imaginaire et les dialogues savoureux, caustiques, loufoques et gouailleurs positionnent Rose museau du côté du rire et non de la douleur affichée du monde, du rêve et non du cauchemar, l’émotion s’invite également avec pudeur et respect au rendez-vous.

Sous une couverture pleine d’humour, Jean-Pierre Ancèle nous offre un roman burlesque à la forme inventive, au souffle généreux, habité par des personnages hauts en couleur qui nous accompagnent longtemps.

Dominique Baillon-Lalande 
(02/04/24)    



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Jean-Pierre ANCÈLE, Rose museau
Fugue

(Janvier 2024)
232 pages - 18 €

Version numérique
13,99 €













Jean-Pierre Ancèle
Rose museau est son deuxième roman après
Le rendez-vous des Pas-Pareils (Phébus, 2022).