Stefan ZWEIG

Le voyage dans le passé


« Enfin te voilà ! » dit-il en venant à sa rencontre les bras ouverts, presque déployés.[…]
« Oui, je suis là maintenant » dit-elle en souriant, avec de nouveau cet éclat resplendissant dans le bleu profond de son regard. « Maintenant je suis là et je suis prête. Et si nous y allions ? »
« Oui, allons-y ! », répétèrent machinalement ses lèvres. Mais son corps immobile n’avança pas d’un pas, il ne se lassait pas de la contempler sans croire à sa présence.


Il a ouvert ses bras, mais ne l’a pas prise dans ses bras. Pudeur ?
Où sont-ils, où vont-ils ? Dans la gare de Francfort, à Heidelberg.
Mais dans leur for intérieur, ils sont plongés, chacun, dans leur passé de ces neuf dernières années.

Lui, c’est Louis, elle, c’est Elle, Zweig ne lui prête pas de prénom tant elle incarne la perfection féminine dans la splendeur physique et la beauté morale. Tout prénom connu serait malvenu.
Dans cette nouvelle à deux personnages, ou presque, c’est à travers Louis que nous verrons, que nous apprendrons presque tout.
De par l’art immense de l’auteur à mouvoir ses personnages sous l’effet de leurs sentiments – en interaction certes avec l’environnement et le comportement de quelques autres acteurs, mais avec le concours d’un minimum d’évènements – nous avançons sans ennui dans cette histoire, envoûtés et assoiffés d’en connaître la suite, alors que la sobriété de l’expression et le romantisme des personnages sont à cent lieues de ce que nous offre la nouvelle contemporaine.
Cette nouvelle inédite jusqu’en 1987 date, dans sa version quasi achevée, de 1929 (voir le texte allemand annexé à la publication que nous offre Grasset).
Zweig a donc déjà écrit son troisième cycle de nouvelles : La confusion des sentiments (Verwirrung der Gefühle). Mais, nous posons ici la question, n’y a-t-il pas un lien certain, sur le fond comme dans la forme, entre Le voyage dans le passé et le cycle de 1922, Le monde souterrain des passions (Unterwelt der Leidenschaften), paru sous le titre de la première nouvelle du cycle, Amok ?
La passion est ici apparemment moins violente, moins destructrice, cependant regardez sous l’apparence, cher lecteur, ami de Zweig (et précipitez-vous pour acheter Amok, si vous ne connaissez pas ce petit recueil !). Nous y reviendrons. Un amok est un indonésien qui, en crise de folie, court droit devant lui en tuant. Quant à la forme, nous retrouvons ici la technique du récit "enchâssé", comme en 1922.
Un récit cadre, enchâsse plusieurs retours en arrière. Entre deux retours, revient un bref épisode du cadre, encore plus inséré dans le présent narratif, ce jusqu’à la chute de la nouvelle.

Nous soulevons donc le couvercle de la première châsse, tout de fer et de verre vibrants. Ils s’installent dans un compartiment bondé, l’un en face de l’autre, et dès les premiers tours de roues, Louis se retrouve plus de neuf ans en arrière.
« Comment cela s’était-il passé ? Il se le rappelait avec précision : il avait 23 ans quand il était arrivé chez elle pour la première fois, la lèvre déjà ourlée d’un léger duvet. »
Muni d’un diplôme d’ingénieur chimiste, Louis, violemment blessé dans son amour propre par ses différents employeurs, car se sentant seulement toléré, comme jeune homme pauvre, trouve enfin chez le Conseiller G. un homme affable qui va lui faire confiance. Cependant, c’est surtout l’accueil de sa femme, d’Elle, qui l’attache à la maison du conseiller et le rend heureux.
Mais le conseiller l’envoie au Mexique pour une mission importante, devant durer deux ans, alors que l’amour réciproque de Louis et d’Elle devient incandescent.
Juste avant le départ, alors qu’elle était presque sienne : « Pas maintenant ! Pas ici ! Je t’en prie. »… [puis] elle le consola à voix basse « Je n’avais pas le droit de le faire ici, pas dans ma maison, dans la sienne. Mais, lorsque tu reviendras, quand tu le voudras. »


Brusque secousse du train qui arrive en gare de Darmstadt. Une deuxième châsse s’ouvre, pour nous laisser découvrir la période mexicaine de Louis, complètement perturbée par la première guerre mondiale. On y apprendra que Louis épouse une jeune allemande qui lui donne rapidement deux enfants. Il s’était décidé brutalement « submergé par l’angoisse de rester indéfiniment seul au milieu d’un monde que la haine, la guerre et la folie de hommes menaient à sa perte ».
Ces paroles n’annoncent-elles pas douloureusement le suicide de l’écrivain en 1942, alors que la deuxième guerre mondiale ravage à nouveau une partie du monde ?

Lecteur, continuez à suivre le jeu de l’enchâssement. Vous avez déjà deviné quelle est la question que nous pose Stefan Zweig depuis l’ouverture du premier "couvercle".
L’amour peut-il résister à la pression conjuguée des conventions, de l’éloignement, du temps qui ronge les corps comme l’ardeur des sentiments.
Zweig nous dévoile l’une de ses sources d’inspiration :
Le beau poème de Verlaine, le Colloque sentimental, qu’elle lui a lu un soir, en français, et qu’il se retraduit silencieusement à Heidelberg.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l'heure passé.
Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.
Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.
- Te souvient-il de notre extase ancienne ?
- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne ?
- Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu mon âme en rêve? – Non.


Non ? Mais Louis, qu’as-tu fait à Berlin, aussitôt arrivé du Mexique ?
Tu as sauté sur le téléphone. « Et à son insu, en dépit de lui, comme si quelqu’un le lui avait soufflé, il promit ce qu’il n’avait absolument pas l’intention de dire : qu’il viendrait le surlendemain à Francfort. Et ainsi c’en fut fini de sa tranquillité...»
Alors, lecteur, Lui et Elle ne se reverront-ils qu’en rêve ? Ou plus du tout… ? Qui sait ?

Emmanuel Beau 
(21/01/09)    



Retour
Sommaire
Lectures










Editions Grasset
172 pages - 11 €

Traduction de
Baptiste Touverey

suivi du texte original
en Allemand





Stefan Zweig
(1881 - 1942)

Pour plus d’informations
voir la fiche de l'auteur
sur wikipédia

ou un site
qui lui est consacré :
www.stefanzweig.org