Cathy YTAK, Le cimetière d'Arhus


Pascale, vingt-huit ans, est « une jeune femme bien dans sa peau, rieuse et de bonne humeur, qui aime son travail » dira son employeur au commissariat. Effectivement, c’est une personne indépendante et sans histoire, satisfaite de son sort. Elle travaille depuis quelques années dans un labo photo et être en contact avec la clientèle lui plaît.

La seule relation amoureuse qu’on lui connaisse, c’est maintenant de l’histoire ancienne. Sur sa route, le temps de vacances à Belle-Ile-en-Mer, il y eut Peter, l’homme du pays d’Erin auréolé de mystère et d’amour dont elle a été l’amante. Leur cohabitation entrecoupée de nombreux voyages aux destinations inconnues fut de courte durée. Cet homme énigmatique et passionné appartenait à une organisation terroriste.

Quand l’histoire la rattrape et que son nom est sur la liste des arrestations, tout bascule pour Pascale. « Attendre sans bouger et continuer comme avant, alors qu’un léger déséquilibre s’installe dans votre vie, comme si les gestes que vous faisiez ne vous appartenaient plus tout à fait ». Elle doit partir, quitter sa petite vie tranquille et disparaître du jour au lendemain, cheveux coupés et teints en bruns, sous une fausse identité. L’organisation a tout prévu.
« Il ne me reste plus que vingt-quatre heures. Trop de temps pour ne pas en souffrir, pas assez pour que la douleur s’exaspère. En fait, il n’y a rien à faire et c’est désespérant : juste remplir mon sac. Un petit sac de voyage, comme lorsqu’on part en week-end, pour ne pas attirer l’attention, les regards des voisins et des mouchards. Juste un sac si petit que je ne sais pas ce qui va rentrer dedans. Faire ses bagages est toujours un casse-tête. Il faut renoncer à mille et une choses. Mais là, ce n’est pas mille et une choses, c’est la totalité. »

Sa fuite l’emmènera à Arhus, petit port du Danemark. Terrée dans un grenier, elle organise sa survie dans un total isolement, sans nouvelles de ceux qui lui ont trouvé cette planque, tenaillée par la menace constante d’être découverte.
« Pour m’entretenir un peu physiquement et ne pas devenir un poulpe, j’ai trouvé un sport épatant : je fais de la corde à sauter. En visant bien, j’ai juste la place devant le lit, sans risquer de décapiter ma plante ou de faire valdinguer les casseroles. Je saute à la corde à linge, récupérée dans la salle de bains et légèrement bidouillée. C’est sain, une parfaite régression mentale (cours d’école primaire : si tu touches la corde, tu vas directement en enfer). Mais si les gros gorilles qui passent leur temps à se foutre des gnons sur le ring en font, de la corde à sauter, c’est que ça doit être bon pour la santé. »

Un mois après, Pascale n’en peut plus de tourner en cage. « N’existe-t-on que dans le mouvement ? Meurt-on lorsqu’on cesse de bouger comme une vieille horloge qui se détraque ? (…) Je me suis échouée. Comme une baleine sur le rivage, en train de crever, écrasée par le propre poids de mon existence. C’est franchement dégueulasse. Dans cette saleté de jolie chambre en soupente, avec ces cons de murs blancs sans ombres, ces portes bleues bien lisses sur lesquelles on ne peut projeter aucun rêve et ces fenêtres avec vue sur le ciel – autant dire sur rien –, je ne sais parfois même plus si j’existe. Mes mots s’étirent sur une feuille blanche et perdent leurs contours. L’attente est interminable. Je ne sais même plus ce qu’il y a à attendre. »

Pour ne pas dériver vers la folie, dans un réflexe de survie, au risque d’être arrêtée, elle décide de sortir au grand jour pour respirer librement. Dehors, à quelques pas, le cimetière d’Arhus lui paraît un lieu assez sûre pour abriter sa fugue. « Les cimetières danois sont déconcertants pour un français. Tellement verts qu’on dirait des parcs paysagers. Ils semblent ouverts de jour comme de nuit. Ici, on ne doit craindre ni les revenants, ni les fantômes, ni les messes noires. Ils ne sont pas non plus entourés d’un mur de pierre. (…) Chaque tombe est entourée d’une petite haie bien taillée. De loin, on s’imaginerait presque un camping de poupées, avec ses emplacements délimités et ses points d’eau. »

Là réside un clandestin d’une autre nature. Jorn, trente-huit ans, homme marié, père de famille, ingénieur à la réussite sociale sans nuages s’est réveillé un matin décalé dans sa propre vie. Pour ne pas sombrer dans la dépression, lui aussi a pris la fuite. Il officie aujourd’hui comme jardinier dans ce cimetière à l’autre bout de la ville, incognito. Le temps de se retrouver avant de réaliser son rêve ultime : partir sur un cargo, traverser l’océan et aller au Canada, le pays des baleines. Ces deux-là ne pourront que se rencontrer, se reconnaître, s’apprivoiser et peut-être ensemble réapprendre la vie et la liberté.

Le cimetière d'Arhus est un livre émouvant, surprenant. On attend un livre sur l’engagement politique ou sur la clandestinité pour se retrouver face à un récit de l’altérité, de l’enfermement et de la solitude. Roman de fuites, Le cimetière d'Arhus ne se nourrit d’aucune violence, d’aucune tension, ni de suspens haletant, même la peur d’être retrouvés passe au second plan. Rythmé par les dialogues anodins du magasin de photos en contrepoint des récits de Pascale et Jorn, c’est d’avantage un roman de l’immobilité, des vies en suspension, de confidences d’êtres en décalage. Un roman tranquille, poétique parfois, quotidien toujours, sur l’essence même de la vie, la réconciliation avec la nature et la cohabitation de l’homme avec lui-même et les autres. Un ouvrage sensible qui dégage une sérénité singulière.

Dominique Baillon-Lalande 



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Editions Thierry Magnier
214 pages
16 €





Pour visiter le site de Cathy Ytak :
www.cathy-ytak.net



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