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Jeanette WINTERSON


Pourquoi être heureux
quand on peut être normal ?




Nous sommes en Angleterre dans les années 1970.
Jeanette, née à Manchester dans une famille ouvrière, a été recueillie par un couple de pentecôtistes d'Accrington, petite ville du nord du pays dont l'unique titre de gloire est "la fabrication de briques d'une solidité si exceptionnelle que New York, la métropole verticale, en avait importé en masse à l'époque où se construisaient ses plus fameux gratte-ciel". Elle y passe son enfance entre cantiques, punitions et claques. Auprès d'un père effacé, indifférent à tout ce qui l'entoure, et d'une mère adoptive bigote et tyrannique qui se maudit d'avoir choisi le mauvais enfant et brandit à toute occasion la menace de l'enfer ou de l'apocalypse, elle ne compte plus les nuits passées dehors devant la porte ou enfermée dans la réserve à charbon. "Mrs Winterson se languissait de la tombe, faisant vivre à ses proches l'enfer sur terre, en attendant".
Chez ces gens-là, seuls les interdits fleurissent et les livres, hors la Bible, sont bien évidemment proscrits. Mais la gamine s'avère surdouée et, pour assouvir sa curiosité et ses désirs d'évasion, elle élit domicile à la bibliothèque municipale.

A ses 18 ans, la jeune fille esseulée tombe amoureuse de Janey, sa camarade de classe. Cette relation homosexuelle, donc démoniaque et inadmissible aux yeux de la tyrannique et mystique éducatrice, lui vaut d'être chassée du foyer familial sans discussion. La chance, peut-être, pour Jeanette de laisser derrière elle cette "femme qui passait ses nuits à faire des gâteaux pour ne pas avoir à dormir dans le même lit que mon père. Une femme qui avait une descente d'organes, une thyroïde déficiente, un cœur hypertrophié, une jambe ulcéreuse jamais guérie, et deux dentiers – un mat pour tous les jours et un perlé pour les grands jours", pour s'inscrire, chose impensable pour une fille issue de la classe ouvrière, à Oxford pour étudier la littérature.
Cette enfance douloureuse donne à Jeanette une force incroyable, de la détermination, de l'audace et de l'ambition, et la littérature, l'écriture dessineront son avenir.

Sauvée par la littérature, qui lui permettra d'assumer son homosexualité dans sa vie comme dans ses textes, elle rencontrera le succès dès la publication de son premier roman à 25 ans. "La vie est faite de couches, elle est fluide, mouvante, fragmentaire (...) L'existence n'est qu'une question de seconde chance et tant que nous serons en vie, jusqu'à la fin, il restera toujours une autre chance."
On assiste alors à son ascension sociale, à ses succès littéraires, à ses amours jusqu'à ce qu'une dépression terrible vienne la ravager. La fuite en avant a laissé ouvertes trop de blessures, celle de ses origines, entre autres. A propos de l'adoption, elle écrit : "Imaginez un livre dont il manquerait les premières pages". Il est donc temps pour elle de partir en quête de sa mère biologique, pour mieux se connaître et pouvoir à nouveau regarder devant elle.

Un texte franchement autobiographique qui prend la forme d'une longue confidence âpre, cruelle, provocatrice mais aussi truculente et non exempte de sentiments et de tendresse. Loin de toute sentimentalité ou complaisance, elle s'inscrit plus dans une logique de pardon – "Autrefois, j'abritais une colère si énorme qu'elle aurait pu remplir n'importe quelle maison (...) En fait, il n'y a que trois dénouements possibles – n'est-ce pas ? – pour une histoire : la vengeance, la tragédie ou le pardon. (...) J'ai remarqué que pour moi le pardon était important. J'ai eu une vie assez mouvementée. Je savais que mes parents ne me pardonneraient jamais ce que j'avais fait, mais il est venu un moment où je devais leur pardonner. C'est un choix que j'ai fait, sachant qu'il n'y aurait pas de réciproque, et ne désirant peut-être pas qu'il y en ait." – qu'elle ne témoigne haine ou amertume. Pas de règlement de compte ici.

Dans ce récit d'apprentissage, la littérature et la sexualité occupent une place importante. C'est à travers elles que l'auteur pose la question de l'émancipation, de la libération du corps et de la pensée, au-delà du carcan sociétal ou religieux, mais aussi celle de l'identité, sexuelle, sociale et artistique, de la femme du vingtième siècle. Et au-delà de l'évocation d'une enfance volée, c'est surtout la prise en main de son propre destin, la description d'une existence en forme de combat, que raconte cette femme de 52 ans, considérée comme une icône du féminisme anglo-saxon.

Le texte s'apparente à un puzzle qui reconstituerait une vie entière au fil de la lecture, mélangeant allègrement fragments du passé et du présent. L'auteur, par ses qualités de lucidité et de recul, parvient à analyser et restituer chaque événement, chaque ressenti, avec la justesse de ceux qui exorcisent leurs blessures par les mots, transformant l'autobiographie en fiction. C'est, au-delà du récit même, cette réflexion protéiforme sur l'enfance, les origines, l'amour, la liberté, la sexualité et le temps, cette insatiable quête du bonheur qui "dure toute la vie et n'est pas tenue par l'obligation de résultat", qui donnent au récit sa valeur universelle et son épaisseur. En racontant son histoire, Jeanette Winterson adresse "un signe fraternel à toutes celles pour qui la liberté est à conquérir".

Un portrait sensible, militant et passionnant d'une société encore bien proche de la nôtre. Une autofiction troublante et envoûtante qui laisse des traces.
À lire, assurément.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/10/12)    



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Editions de l'Olivier

(Mai 2012)
276 pages - 21 €












Jeanette Winterson,
née à Manchester en 1959, obtient le prix Whitbread en 1985 pour son premier roman, Les oranges ne sont pas les seuls fruits, déjà très autobiographique. Elle est l'auteur de plus d'une quinzaine d'ouvrages. Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? a obtenu le Prix Marie-Claire du roman féminin 2012.








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