Franck THILLIEZ

La mémoire fantôme



Quelque trois années se sont écoulées depuis l'affaire de La Chambre des morts. Pierre Norman s'en est allé sous d'autres cieux, Lucie Henebelle a pris du galon : de brigadier elle est devenue lieutenant. Elle est toujours célibataire et close son armoire à secrets, aux vitres sombres pareilles à des paupières fermées - obscure métaphore de ses hantises loin enfouies mais dont elle éprouve l'inquiétante présence à chaque moment de sa vie. Il est tard ce soir-là ; elle s'apprête à veiller sur le sommeil de ses jumelles - Clara et Juliette - mais deux de ses voisins, jeunes étudiants, viennent l'avertir qu'une femme hagarde, portant de curieuses traces aux poignets, a été recueillie non loin de là. Une fois l'un d'eux institué baby sitter, Lucie s'éclipse. Et la petite heure qu'elle pensait devoir lui suffire pour confier la jeune femme, une amnésique nommée Manon Moinet, aux UMJ, s'étire à toute la nuit : trop d'étrangetés s'accumulent autour de Manon. Se dessinent alors les prémices d'une enquête hallucinante où, telle une terrible partition, l'infinie suite des décimales de pi accompagne les exactions d'un tueur en série, Le Professeur. Tracés en spirale au plafond d'une maison hantée, sur les parois d'une grotte, filant en guise de titre courant sur les pages du livre, les chiffres s'égrènent inexorablement derrière 3,... Manon, qui s'est donné pour but de traquer le Professeur depuis que celui-ci a tué sa sœur aînée, a été une mathématicienne surdouée avant d'être brisée par une agression dont elle sortit vivante, mais atteinte de cette amnésie hippocampique, ou antérograde, qui l'oblige à enregistrer tous les événements de sa vie, à noter les tâches à accomplir les plus élémentaires comme "nourrir le chien" mais qui a épargné une partie de ses acquis.

Entre nombre-univers, mathématiques de haut niveau, meurtres perpétrés avec une cruauté particulièrement retorse, nouvelles technologies et pathologie mnésique, Franck Thilliez s'est donné là un bouquet de voies offrant de fascinantes possibilités narratives qu'il exploite de main de maître. En tissant un environnement scientifique dense et juste autour de son intrigue ô combien complexe - mais à la cohérence parfaite - et comparable à un atroce jeu de piste jalonné d'énigmes mathématiques, il tire son récit bien au-delà de la banale surcomplication érigée sans finesse à partir d'une classique histoire de tueur en série. Le miracle du roman n'est pas dans les trésors de sadisme déployés par le tueur - par exemple, forcer sa victime à avaler des coquilles de nautile broyées avant de mourir - car il est facile d'imaginer toujours pire en matière de tortures et de perversion meurtirère, surtout si l'on ne redoute pas de sombrer dans le grand-guignol. Sa force singulière réside dans l'art avec lequel les informations scientifiques sont délivrées. L'écueil du verbiage, qui gâche beaucoup de fictions reposant sur la science, a été évité ; la vulgarisation à laquelle s'adonne l'auteur est des plus habiles, à des lieues du discours pseudopédagogique pour lecteurs lourdauds artificiellement plaqué sur la narration : n'entendît-on rien aux maths ni à la neurologie, on lit sans en omettre une miette les longues explications du professeur Vandenbusche touchant au cerveau et à ses dysfonctionnements aussi bien que les développements de Turin à propos de pi ou ceux du mathématicien Pascal Hawk au sujet de la conjecture de Fermat. On lit tout cela avec passion et mieux encore : on comprend viscéralement ce qui est énoncé, on l'éprouve comme allant de soi et on ressent pleinement les incidences de ces données sur le récit.

N'étant pas versée dans les mathématiques, je ne puis dire si l'une ou l'autre de leurs lois sous-tend l'architecture de La mémoire fantôme. Mais des jeux d'échos attirent l'attention : la suite de décimales de pi tracée en spirale ; les coquilles de nautile ou d'amonite, les répétitions perpétuelles auxquelles doit se contraindre Manon et les rituels toujours réitérés, comme autant de circularités, qui régissent sa vie... Des échos vertigineux que l'on écoute et contemple comme on se penche par-dessus le bastingage d'un navire en perdition, mystérieusement appelé par les failles écartelant les vagues, fussent-ils mis en évidence par Turin, un flic qui ne brille pas tout à fait du même éclat que les scientfiques émérites :
Pour comprendre, songez simplement à ces fameuses spirales. On en dégote partout dans la nature. La forme des galaxies, celle des artichauts, des pommes de pin, ou l'organisation des graines de tournesol. Quelle que soit l'échelle, le domaine, dans l'infiniment petit ou l'infiniment grand, on les retrouve. Certains scientifiques, et Moinet en fait partie, pensent que la présence de la spirale ou des fractales dans notre univers n'est pas fortuite. Que des objets si parfaits, aux propriétés mathématiques si extraordinaires, ne peuvent exister par hasard.. Qu'ils s'inscrivent dans une fonction très complexe, tout comme les destinées de chacun d'entre nous ou plus généralement la vie sur Terre. Une fonction qui régit les lois de l'univers tout entier.
N'a-t-on pas ici, sous les yeux, une façon d'approcher ce que serait Dieu ? Une approche chiffrée qui Le laisse Innommé, hors d'atteinte des variantes religieuses... Ces quelques lignes - et d'autres du même registre, tapies çà et là - font oublier que l'on est plongé dans un thriller ; comme lorsque le récit s'efface devant les exposés neurologiques de Vandenbusche : à l'ouverture de telles brèches dans sa trame, la narration se creuse d'abîmes métaphysiques. Mais ce sont, si l'on veut, des gouffres incidents qui trouent le déroulement des faits sans l'interrompre ni le brouiller ; ils participent pleinement de l'intrigue - et de son attrait.

Le talent de Franck Thilliez ne s'arrête pas à la construction du récit ni à cet impeccable traitement romanesque des données scientifiques. Il parvient aussi à transposer avec une remarquable économie de moyens, à coups de phrases-hachures, à l'aide d'un vocabulaire simple, les émotions les plus déconcertantes des personnages, leurs ambiguïtés les plus troubles - le désarroi de Lucie face à la "maladie" de Manon, les bizarreries comportementales de celle-ci, les bouffées d'angoisse du lieutenant Henebelle confrontée à la Chimère... Si l'on regrette, dans un premier temps, de ne plus trouver autant de ces métaphores sidérantes qui foisonnaient dans La Chambre des morts, on ne peut que saluer l'efficacité de l'écriture et le tempo du rythme narratif.

Pourtant, aux abords du dénouement commence de surgir en bouche une légère fadeur; Lucie tue ses démons, Manon regagne son domicile et, par le truchement de son amnésie antérograde, un ordre serein semble devoir s'instaurer, sans qu'aucune cicatrice résiduelle de la douloureuse histoire à peine bouclée vienne abîmer le fragile tissu du réel. La sempiternelle happy end s'annonce et s'esquisse l'envie de bâcler un peu la lecture de l'épilogue. Quelques mots par-ci, quelques mots par-là, pour se dire "qu'on a tout lu". Quelle erreur ! Dans les toutes dernières pages se tient un ultime retournement, terrible et monstrueux - bouleversant. Là encore, comme en bien des moments clés du récit, l'attente est trompée - une surprise finale achève de lustrer la maîtrise narrative qui préside à la composition de ce thriller. Sans compter que la conclusion de l'affaire du Professeur, tout comme la révélation de ce qui hantait Lucie, apportent leur part d'angoisse : que restera-t-il désormais à Manon, qui avait fondé sa détermination sur la traque, pour continuer son combat quotidien contre sa maladie ? Et Lucie, comment parviendra-t-elle à combler l'espace laissé libre par la dissolution de son traumatisme - pour peu que celui-ci se soit vraiment dissout dans l'aveu ? Questions que l'on peut étendre au romancier : que fera-t-il du lieutenant Lucie Henebelle maintenant que son armoire aux vitres teintées n'est plus secrète ? Deviendra-t-elle une banale héroïne récurrente ? Son existence romanesque prendra-t-elle fin avec ses démons ? Mystère !

Peut-être se trouvera-t-il un mathématicien qui s'amusera à ramener ce roman à une suite d'équations, histoire de vérifier si, d'aventure, leur résolution ne correspondrait pas au Nombre d'or - on aurait, alors, un impeccable équivalent romanesque de la toile d'araignée, "objet mathématique parfait". Simple lectrice, je me bornerai à vanter la puissance proprement vorticale de ce livre, nonobstant l'impression, parfois, que certains points de l'intrigue sont superfétatoires et tordent inutilement une trame déjà fort sinueuse. Mais au fait, quelle est donc cette sournoise perversité qui pousse si souvent un lecteur à s'arrêter sur ce qui le contrarie dans un roman qui d'abord le ravit ? Peut-être la réponse gît-elle dans Pi...

Isabelle Roche 
(27/08/07)    

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Le Passage éditions
432 pages - 21,50 €

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