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Laurence TARDIEU

La confusion des peines


Un banal fait divers : en 2000, un "baron" de l'ex-Compagnie Générale des Eaux a été condamné à vingt-quatre mois de prison dont six mois ferme en semi-enfermement pour une affaire de corruption à l'île de la Réunion. Ce puissant polytechnicien était le père de Laurence Tardieu.
Mais cela n'est de fait pas le vrai sujet du livre. L'auteur ne cherche ici ni à combler les vides pour élucider l'affaire, ni à disculper celui qui a reconnu les faits lors de son procès. Le roman n'est même pas un subterfuge pour régler des comptes avec celui qui a fait basculer le monde familial douillet qui était le sien jusqu'aux événements.

La démarche de l'auteur ici est autre. Cela ressemble à un exercice de résilience et d'émancipation.
L'étudiante, abandonnée cette même année par sa mère, une fille d'Italiens émigrés à Nice, n'appartenant pas de naissance à la caste des femmes "à particule" et "à foulard Hermès" qu'elle fréquentera après son mariage dans le XVIe arrondissement, emportée par un cancer au cerveau fulgurant, se retrouve désormais livrée à elle-même. Sans filet. Double deuil. Alors pour comprendre, accepter, dépasser, elle couche sur le papier ses ressentis, sa honte, sa déception, ses peurs. "Nous sommes rentrés avec toi dans le cercle parfait et infernal de la honte, avec toi nous avons caché, avec toi nous avons tu, peu à peu ce que nous avons caché a ressemblé à un monstre, menaçant, difforme, peu à peu nous nous sommes effrayés de ce que nous cachions, le monstre grandissait, débordant de toutes parts, nous ne pouvions plus parler, nous étions pris au piège."

Mais ce qui donne à ce livre sa saveur c'est que ce récit à la première personne, cette confrontation aux états d'âme d'une "pauvre petite fille riche" qui pourrait en agacer plus d'un, ne comporte ni complaisance, ni plainte, ni rancœur, mais raconte simplement son combat contre l'absence et les non-dits, contre ce gommage, cet enfouissement, voulus par le principal protagoniste, du dérapage paternel et de ses conséquences familiales. Un secret inavouable caché au fond d'un trou de mémoire. "Nous ressemblons à des enfants terrifiés qui ont vu pendant des années des ombres grandir dans le noir en croyant qu'elles étaient des loups."

Ce livre est, dix ans après, malgré l'interdit exprimé par celui qui ne souhaite pas étaler au grand jour ce douloureux épisode de sa vie, la tentative ultime de sortir du silence, de pénétrer "L'envers du décor. Là où sont tapis les monstres", de s'arracher au passé pour exister, de naître une nouvelle fois en se dépouillant de sa peau de fille pour devenir femme. "J'ai retrouvé mon souffle, j'ai retrouvé mon corps. Je m'en vais vivre maintenant. Je m'en vais aimer." La possibilité, "puisqu'il n'y a que [...] nos vies à tous, précaires, uniques, défaillantes, qui se font et se défont, et recommencent encore", d'un envol.

Dans ce récit d'un itinéraire émancipateur, d'une libération par l'écriture, les mots collent au plus près de l'émotion. Loin de toute exhibition ou déballage public de linge sale, Laurence Tardieu, avec pudeur et concision, saisit avec justesse faits et sentiments, exerce une torsion du réel à partir de son expérience pour les transformer en une lettre d'amour et de rébellion adressée au père, en hommage lumineux à sa mère.

Mais "il n'y a que dans les contes que tout se finit sans accroc. La vie, elle, laisse des traces." "Je voulais convoquer des images d'avant le basculement. Je me rends compte en écrivant combien cette période de ma vie, la détention de mon père et la mort de ma mère, a tracé une ligne de rupture définitive. [...] Rien n'a plus été pareil. Ma manière d'être au monde, de regarder les autres, de vivre, d'aimer, d'écrire, tout cela s'en est trouvé profondément modifié. Combien de vies dans une vie ?"

C'est au cœur même du processus de l'écriture littéraire que l'écrivain plonge, dans lequel elle nous entraîne, et c'est avec un certain plaisir que le lecteur se laisse conduire au-delà des faits eux-mêmes et de l'introspection autobiographique au royaume des mots et des sentiments.
"Après tout, n'est-ce pas l'objet premier de l'écriture : tenter de s'approcher de ce qu'on ne comprend pas, et qui nous brûle ?"

Dominique Baillon-Lalande 
(19/09/11)    



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Editions Stock

160 pages - 16 €









Laurence Tardieu,
née en 1972 à Marseille,
a déjà publié cinq romans
et obtenu plusieurs
prix littéraires.









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